Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick

Le BFI, et par extension les autres cinémas d’art et d’essai de Londres ont eu l’excellente idée de passer cet été le chef d’oeuvre de Stanley Kubrick, Barry Lyndon. J’ai failli le rater en juillet mais heureusement, j’ai pu m’offrir une session de rattrapage au Regent Street Cinema, dans des conditions pas toujours confortables (avec l’air conditionné à fond) conditions passées au second plan devant la beauté sublime de ce film sur grand écran.

Il s’agit de l’histoire, je devrais plutôt dire la saga de Redmond Barry, un hobereau irlandais – à l’époque où l’Irlande n’était qu’une dépendance de la couronne d’Angleterre – qui successivement tue dans un duel l’officier anglais qui voulait épouser sa fiancée, s’enfuit à Dublin pour échapper à la police mais est détroussé en chemin, s’engage dans l’armée anglaise pour aller guerroyer sur le continent, déserte, se fait enrôler de force dans l’armée prussienne, sort de la guerre (de sept ans) couvert d’honneurs, devient espion au service du roi de Prusse mais passe à l’ennemi, puis entame une carrière de joueur professionnel qui lui permettra de fréquenter les cours d’Europe et surtout d’Angleterre où il finira par épouser lady Lyndon, une riche veuve qui va lui donner une position sociale et un nom. Au faîte de sa puissance va alors commencer la longue déchéance du héros mais … je n’en dirais pas plus.

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Disons-le tout de suite, je considère Barry Lyndon comme un pur chef d’oeuvre. Ce film est resté longtemps le film de Kubrick que moi, jeune cinéphile à l’époque, voulais voir mais n’en a pas trouvé l’occasion. Il était passé sur Arte il y a longtemps mais je ne l’avais volontairement pas regardé car je souhaitais vraiment le voir sur grand écran. J’ai donc patienté et l’ai vu finalement pour la première fois à feu le Riverside Studios au début des années 2000. Depuis, j’ai revu au moins trois ou quatre fois ces magnifiques trois heures vingt trois d’aventures échevelées sur fond de guerre en dentelle et de noblesse décadente et libertine.

En 1974, Kubrick après le succès d’Orange mécanique ne parvient pas, malgré sa notoriété à rassembler les fonds pour un projet à la démesure de son talent, un film sur Napoléon. Peu importe, ne renonçant pas à l’idée du film en costume, il décide d’adapter à l’écran une nouvelle du romancier britannique Willian Makepeace Thackeray, The memoirs of Barry Lyndon, esq (1844), un projet qu’il caressait depuis longtemps d’ailleurs. Kubrick est un touche à tout et c’est là sa seule incursion dans le genre du film historique (si on veut bien excepter le peplum Spartacus, une oeuvre de commande reniée par le maître). C’est dit, Barry Lyndon sera son film en costume qu’il filmera comme il l’entend sans se faire importuner par les producteurs comme au début de sa carrière.

Le réalisateur est célèbre pour son obsessionnelle attention aux détails, qui sera portée à son paroxysme lors du tournage de ce film. Il s’agissait de dépeindre ce XVIIIème siècle dans ses moindres détails : on a utilisé autant que faire se peut des costumes d’époque, le budget « perruques » du film est impressionnant et surtout, rien n’a été tourné en studio, tout en décors naturels : l’Irlande a été le lieu privilégié du tournage car il restait, dans ce pays très pauvre à l’époque, pas mal de bâtiments d’époque. Des bâtiments historiques ouverts au public ont aussi été utilisés pour lesquels l’équipe a dû s’arranger pour filmer entre les visites (on voit Blenheim Palace, ainsi que le château de Potsdam à Berlin), quelques scènes d’intérieur ont été filmées à Powerscourt House, en Irlande, un manoir du XVIIIème siècle … qui a brûlé quelques mois après la fin du tournage de telle sorte que le film est un précieux témoignage de la splendeur du lieu avant l’incendie.

Non seulement les décors, mais l’ensemble de la reconstitution de ce XVIIIème siècle décadent est d’une précision clinique. La scène de bataille, en Allemagne, pendant la guerre de sept ans est véritablement époustouflante. On y voit deux armés qui s’affrontent simplement lorsque l’une marche d’un pas tranquille en ligne vers l’autre, dans leurs uniformes chatoyants, sans véritablement s’affoler, ni même courir. L’armée d’en face doit simplement essayer d’en descendre le plus possible avant le contact et donc, le corps à corps. Evidemment, on voit les soldats tomber comme des mouches pendant la phase d’approche, soldats immédiatement remplacés par ceux qui suivent derrière. C’est une véritable leçon d’histoire militaire qui nous est adressée, quiconque sort de Barry Lyndon connaît tout sur la technique de ces guerres en dentelle, la couleur des uniformes des différentes armées etc…

Kubrick a accordé une attention particulière à la lumière dans ce film. Les scènes d’extérieur n’ont bien entendu pas posé de problèmes mais les scènes d’intérieur ont été un véritable casse-tête. Têtu, le maître a souhaité utiliser le moins possible la lumière électrique et donc il a fallu se contenter de la flamme des bougies pour certaines scènes d’intérieur. Photographier une scène éclairée à la bougie est déjà compliqué, que dire alors de filmer une telle scène ! L’artiste Kubrick (et son directeur de la photographie John Alcott) se sont fait alors techniciens. Ils on travaillé avec des objectifs spéciaux développés par l’entreprise Zeiss (créditée au générique) pour la NASA lorsqu’il s’est agit de filmer l’alunissage d’Apollo XI en 1969. Ces objectifs à très grande ouverture ont même dû être modifiés pour être adaptés aux caméras tout en conservant un angle le plus grand possible, même l’obturateur de la caméra a été changé pour pallier d’autres difficultés techniques. Ces efforts insensés font partie de la légende du film et on valut à John Alcott un oscar technique bien mérité.

Et le résultat ? Somptueux. Il n’y a pas une fausse note dans Barry Lyndon. On « croit » tout ce qu’on voit sur l’écran, l’effet de réalisme est saisissant. Certaines scènes sont parfois « floues » mais c’est voulu, on accepte ce flou. De nos jours ce serait remplacé par des images d’une netteté impeccable, comme des photos de magazine qu’on voit partout et qui n’éveillent pas l’émotion, là si. Quelle tristesse de penser que ces méthodes de travail artisanales, ces performances techniques et artistiques, ne sauraient être répétées maintenant ! Toute la technologie du monde ne parviendra jamais à restituer cela. Un peu comme certains anciens savoirs se sont complètement perdus car remplacé par des techniques plus efficaces, plus modernes, et aussi moins chères : Kubrick est un tailleur de pierre de génie dont on se met à regretter les pierres pas parfaitement dégrossies à l’époque de la découpe laser et des parpaings.

Voilà le décor planté si je puis dire. Mais quid de l’action ? Il s’agit d’une saga, d’une fresque narrant l’ascension puis la chute d’un jeune homme courageux, ambitieux mais aussi sans scrupules qui va bénéficer de certains coups de pouce du destin avant finalement de se brûler les ailes.

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Cet homme, c’est Ryan O’Neal dans le rôle titre. Comme souvent et pour ne pas être importuné par des acteurs à l’ego boursoufflé, Kubrick a choisi des acteurs qui ne sont pas vraiment des stars pour son film. O’Neal a certes eu un succès planétaire avec le larmoyant Love story en 1970, mais lorsqu’il est choisi pour jouer le rôle de Barry quatre ans plus tard, il a visiblement peiné à transformer l’essai. Et pourtant ! A voir le film, Kubrick ne pouvait pas faire meilleur choix. Il joue un personnage dont la vie se déroule sur 30 ans, le maquillage ne l’a pas vraiment vieilli mais son caractère s’est considérablement affirmé pendant cette période, transformation qu’O’Neal restitue à la perfection. Barry Lyndon raconte d’abord les années de formation d’un jeune homme puis ce qu’il en a fait à l’âge de la maturité. Le public vibre à l’unisson du personnage, il rit de sa naïveté du début, il compatit avec lui lors de son expérience de la guerre, il observe son ascension à la cour de Prusse et dans les milieux diplomatiques, il méprise son cynisme au moment de son mariage avant enfin d’admirer sa grandeur d’âme à la fin. Tout cela O’Neal le joue avec une aisance déconcertante, il joue l’intrigant, le père autoritaire, ou l’ivrogne, l’amoureux transi – au début – avec le même talent (et je suis prêt à parier que Kubrick, formidable directeur d’acteurs, était juste derrière). Si je devais citer un seul exemple, je mentionnerais les deux scènes miroir du duel avec un jeune Barry l’oeil étincelant d’une furie vengeresse au début et le regard désabusé de Lyndon dans la scène finale magnifique qui donne même l’impression qu’il veut vraiment en finir avec la vie.

Le rôle principal féminin est tenu par l’actrice américaine Marisa Berenson, un ex-mannequin qui a fait la couverture de Vogue avant de se lancer dans une carrière d’actrice sous des houlettes prestigieuses : Luchino Visconti (Mort à Venise) ou Bob Fosse (Cabaret). Son rôle dans le film est monocolore mais évidemment primordial : elle joue la lady anglaise naïve d’abord – elle va épouser un aventurier – puis neurasthénique quand elle se voit dépouillée de tout pouvoir de décision autre que signer des chèques – ce qu’elle fait sans regimber – . Le personnage est une plante, en fait, j’ai envie de dire un mannequin, un rôle familier à Berenson qui elle aussi est parfaitement casté pour sa beauté diaphane et … sa discrétion.

Les autres personnages sont plus secondaires mais chacun dans son rôle est à sa place : Leon Vitali jouant le complexé et finalement cruel Lord Bullingdon, Leonard Rossiter incarnant le (comique) capitaine John Quin, puis Mary Kean (la mère de Barry) ou Patrick Magee (le chevalier de Balibari), tous ces acteurs – que je ne connaissais pas – sont parfaits dans leur rôle.

Ultime « acteur » auquel il faut rendre véritablement hommage : Michael Hordern qui joue … la voix off du narrateur de l’histoire. Une voix ironique, mordante qui récite un texte très écrit qui dé-dramatise un peu l’action en la présentant comme une sorte de conte moral, y ajoutant ce qu’il faut de commentaires sarcastiques pour emmener le spectateur là où Kubrick veut l’emmener. Une belle trouvaille.

Car cette voix off explique par bribes la morale du film, je devrais dire « l’immorale » du film. Il s’agit de montrer que dans ce monde de brutes où la guerre est partout et où les intrigues de salon sordides viennent égayer le temps de paix, que les petits sont probablement ceux qui manifestent le plus de grandeur d’âme. Malgré tout ses défauts, et dieu sait si il en a, le presque roturier Barry surnage au-dessus du marigot de tous les aristocrates dégénérés qu’il côtoie : John Quin le fringuant capitaine est un lâche, Lord Bullingdon est un idiot de fin de race, Lady Lyndon est folle, Lord Wendover est un être méprisable qui se sert de Lyndon avant de le jeter quand il a perdu toute utilité… Tous ces nobles sont méprisables et ce n’est pas le moindre des paradoxes du film de parvenir à rendre sympathique, à racheter moralement le personnage de Barry qui pourtant traîne quelques casseroles. A noter – je ne pense pas que ce soit volontaire – qu’une partie de cette noblesse (pas la noblesse anglaise mais la noblesse française) ne va pas tarder à déguster juste après la fin du film : le dernier chèque signé par Lady Lyndon est daté de décembre 1789, le crépuscule des puissants, sur le continent, le commencement de la révolution française, maigre consolation pour le pauvre Barry qui va continuer sa vie de joueur (comme le dit la voix off) sur le continent, probablement pas à la cour de France puisqu’elle n’existe plus.

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Bon, eh bien voilà, tout est dit, hien ? Tout ? Que non ! Il faut encore que je parle de la musique. Comme dans presque tous les films de Kubrick, elle n’a pas été composée pour l’occasion mais le réalisateur utilise des morceaux de musique classique qu’il orchestre et adapte pour son film. La musique de Barry Lyndon est donc signée … Antonio Vivaldi, Franz Schubert et même Frédéric II le grand, roi de Prusse, auquel on attribue la marche militaire jouée pendant la guerre de sept ans ! Tout cela bien évidemment renforce le sentiment « d’époque » et est parfaitement orchestré comme il se doit, les autres films de Kubrick utilisant Beethoven ou Strauss peuvent en témoigner.

Mais la musique de Barry Lyndon, c’est d’abord et avant tout la sarabande de Georg Friedrich Haëndel. Morceau déjà magnifique mais qui là, se transcende lui-même en même temps qu’il transcende le film. Les différents thèmes sont répétés en boucle chacun leur tour à chacune des périodes de la vie de Lyndon, c’est la manière qu’a Kubrick de les utiliser. Ainsi on a la musique irlandaise au début (par Sean O Riada), La marche militaire pendant la guerre, le trio pour piano et cordes de Schubert pendant les scènes (heureuses) au château, le concerto pour violoncelle de Vivaldi pendant les scènes finales au château et enfin, le bouquet final, la sarabande de Haëndel, thème principal uniquement pendant les vingt dernières minutes – après la mort de l’enfant – mais certainement le plus imposant. C’est un morceau ou le thème est répété plusieurs fois ce qui permet à Kubrick de l’adapter pour différentes scènes, y compris dans la scène bouleversante du duel et aussi à la fin, pendant le générique, de façon à assomer encore plus le spectateur, de le maintenir le plus longtemps possible la tension dramatique dans ce XVIIIème siècle baroque qu’il a traversé pendant plus de trois heures.

Comme vous le voyez, les mots sont faibles pour dire ce que je pense de Barry Lyndon, un post enthousiaste de plus de deux mille mots écrit d’une traite est le meilleur hommage que je peux rendre à ce chef d’oeuvre. Je ne peux qu’encourager tous les lecteurs de ce blog à aller le voir sur grand écran, en son triple dolby ou que sais je, pour en avoir plein les oreilles de cette sarabande de Haëndel que j’ai fredonné pendant au moins une demi heure dans le métro après être sorti de la salle.

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2 réflexions sur “Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick

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