Pulsions (1980) de Brian De Palma

Suite de notre exploration de l’épouvante sous toutes ses formes dans le cadre du cycle « Who can you trust » au BFI avec cette fois un film de 1980, d’un jeune réalisateur affilié au nouvel Hollywood dans la période la plus créatrice de sa carrière, il s’agit de Brian De Palma et de son film Pulsions.

Kate Miller est une femme d’âge mur – c’est à dire la quarantaine – qui s’ennuie. Entre son fils qui passe son temps à bricoler des machines bizarres et son deuxième mari qui la délaisse, elle passe le temps chez son médecin psychiatre, le docteur Elliott et aussi à se prostituer occasionnellement avec des hommes de passage pendant l’après midi. Un beau jour, à la suite d’une passe amorcée au Metropolitan museum, et conclue dans un hôtel de New York, elle se fait sauvagement assassiner dans un ascenceur par un (ou une) personnage blond(e) armé(e) d’un rasoir (je précise que je ne pratique pas l’écriture inclusive mais que j’essaie simplement de ménager le suspens). La seule témoin de ce meurtre est une jeune prostituée qui passait justement par là, Liz Blake, qui va être interrogée par la police représentée par le passablement abruti inspecteur Marino. Il va aussi interroger le docteur qui, sans dévoiler quoi que ce soit à Marino, soupçonne fortement un de ses patients transexuels, Bobbi. Alors que la police patine, et en fait s’en fiche un peu, l’enquête va être conduite en amateur par Peter, le fils de Kate, la victime, avec l’aide de Liz, la prostituée et principal suspect.

Le film est donc signé Brian De Palma, un nom associé au nouvel Hollywood, qui inspirait le respect dans les années 80 – un peu moins maintenant, même si l’homme a beaucoup moins tourné à partir des années 90, et c’est tant mieux -. Le réalisateur est crédité d’un certain savoir faire dans le domaine de l’épouvante et a été présenté plusieurs fois comme un émule d’Hitchcock.

Epouvante donc. C’est à mon avis le côté réussi du film qu’au demeurant je n’aime pas beaucoup. Il y a des scènes qui font vraiment peur. La scène du rêve à la fin lorsque Nancy Allen prend sa douche, la scène où cette même Liz fouille le bureau du docteur, la poursuite dans le métro, le meurtre dans l’ascenceur, il y a une série de scènes, de passages qui font vraiment peur et le réalisateur a sans conteste un savoir faire dans ce domaine. En ce sens le film et De Palma avec lui remplissent à peu près leur contrat.

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C’est ensuite que les choses se gâtent. Outre un film d’épouvante, le film est, sur le papier aussi un film policier. Il s’agit de savoir qui a tué, qui est le mystérieux Bobbi et comment l’assassin va être pincé. Malheureusement, le scénario du film est plutôt raté. Il y a certes le fil rouge de l’enquête mais il est noyé par des scènes digressives qui font perdre le fil et surtout par des incohérences de scénario plutôt grossières. Des exemples ? Kate est une escort étourdie qui oublie lors de sa passe sa culotte dans le taxi (et qui d’ailleurs ne remarque pas, lorsqu’elle se rhabille, qu’elle n’a pas de culotte, ça vous arrive souvent ?) et son alliance sur la table de nuit, rien que ça, vous y croyez ? Autre exemple, il y a une scène où elle découvre que son client a une maladie vénérienne et … le scénario ne fait rien de cette péripétie, l’introduction du transexuel et la psychologie de bazar qu’on développe à l’écran pour expliquer sa frustration et son passage à l’acte sont un peu lourdingues, le moment climax où l’assassin est mis hors d’état de nuire alors que Liz fouille le cabinet du docteur est amené très brutalement et par surprise, la scène du rêve à la fin est superflue, si ce n’était pas pour la plastique de Nancy Allen qu’elle nous dévoile sans pudeur… Il y a beaucoup de scène qui sont inutiles scénaristiquement parlant, soit qui visent à montrer le savoir faire du réalisateur, ce qui est prétentieux, soit qui sont purement racoleuses.

Racoleuses oui. L’épouvante – plutôt réussie – du film ne l’est pas mais le cul oui ! Car il y a du cul dans Pulsions, plus que dans des productions américaines traditionnelles même des années 80. Et le cul est parfaitement inutile car il est surtout présent dans deux scènes rêvées au début et à la fin et aussi un peu (‘un peu’ car on ne voit que des sous-vêtements affriolants, pas de bout de sein ni de pubis comme dans la scène du début) dans la scène un grotesque lorsque Nancy Allen se déshabille chez le docteur. Ajoutez à cela que Ron Jeremy (c’est un acteur pronographique fameux dans les années 80) s’est plaint du classement ‘grand public’ d’un film qui a ses yeux était clairement pornographique – à titre personnel, c’est pousser le bouchon quand même un peu loin. J’espère que les films de Jeremy sont un peu plus pornographiques que ne l’est Pulsions -, et pour finir, la cerise sur le gâteau, Kate / Angie Dickinson, encouragée par les producteurs s’est vantée de n’avoir pas été doublée pendant la scène de masturbation au début, ce qui est faux et a été démenti par De Palma et la doublure de Dickinson, Victoria Johnson. C’est dire le niveau des débats !

Et après tout cela, le film se veut un hommage au maître du suspense,Alfred Hitchcock. Par quel tour de magie ? Eh bien simplement en pompant allègrement, mais en moins bien, les scènes iconiques du maître mais attention, sans essayer de les disposer adroitement, mais en en faisant un simple copier coller. L’allusion à Psychose est transparente (le meurtrier est un travesti et il y a des presque meurtres sous la douche), la scène où Kate joue au chat et à la souris au Metropolitan Museum avec son client est une resucée de Vertigo, un peu de Marnie à la fin du film etc … De Palma oublie simplement qu’Hitchcock savait amener son suspens, que le scène où Bobbi est mis hors d’état de nuire dans le cabinet du docteur contredit en tout point les principes du suspens édictés par le maître, sans parler des scènes de sexe, beaucoup plus subtiles et moins graphiques chez Hitch. Un hommage ? Un plagiat oui !

Pour ce qui est des acteurs, nous avons le très bon Michael Caine dans le rôle du docteur Elliott. Son flegme tout britannique colle assez bien à un personnage à qui et Kate, et Liz proposent de coucher durant le film (Liz de surcroît avec un strip-tease, la grande classe je vous dis !) offres qu’il décline poliment. Dans le rôle de Liz, nous avons Nancy Allen, une actrice qui avait déjà tourné avec De Palma dans Carrie et qui avait épousé le réalisateur peu après – ce qui explique certainement sa présence au casting de Pulsions -. J’ai trouvé sa performance parfaitement honorable, c’est une jolie petite actrice peut-être un tout petit peu ronde et qui incarne donc sans chi-chis ce que je m’imagine être une jeune prostituée lambda (pas une escort à plusieurs milliers de dollars, ses passes sont facturées 500 dollars dans le meilleur des cas, pour info) naïve et plus ou mois victime des événements. A noter que ces deux acteurs ont été nominés aux Golden Raspberry awards de cette année là (il s’agit de la parodie des oscars qui décerne les titres de ‘pire film’, ‘pire acteur’ de l’année dont c’était la première édition en 1980). C’est un peu injuste à mon avis même si le fait que le film soit nominé – dans la catégorie ‘pire film’ – n’est cette fois que justice.

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Et quitte à avoir une pire actrice, autant choisir Angie Dickinson qui joue le rôle de Kate. Elle n’est pas très longtemps à l’écran puisqu’elle est assassinée au tiers du film, mais suffisamment pour tourner dans une scène notable où elle joue au chat et à la souris avec un client dans le Metropolitan Museum nous gratifiant, à chaque fois que le client lui échappe dans une salle du musée d’une mimique extrêmement niaiseuse qui aurait probablement désespéré Kim Novak (qui joue le rôle équivalent dans le film dont cette scène est le plagiat, Vertigo). Elle en fait de plus des tonnes dans la scène suivante à l’hôtel avec le client, je veux bien croire que ce n’est pas de sa faute et qu’elle a été mal dirigée mais elle n’est pas pour rien dans le sentiment d’agacement qui fut le mien lorsque j’ai vu le film.

La musique pour finir est horripilante, le son est très fort et surtout elle accompagne systématiquement, voire, parfois annonce, les « scènes où il va se passer quelqeu chose ». Une technique en vogue dans les films noirs des années 40 et 50 qui qui apparaît plutôt veillotte dans les années 80. Ce point là non plus ne parvient pas à racheter le film à mes yeux.

Tout cela pour dire que je n’ai pas été convaincu par Pulsions ni par De Palma. La critique a pourtant été parfois élogieuse mais parfois aussi négative. Les féministes de l’époque lui ont reproché sa misogynie et le fait qu’il mette en scène des prostituées et des femmes adultères. L’argument – pour moi – porte peu. Si on devait supprimer toutes les prostituées et les femmes adultères du cinéma pour ne pas être taxé de misogynie, il ne resterait plus grand chose. Non, La plus belle vacherie envers le film et un excellent moyen de conclure ce post a certainement été énoncée de manière indirecte et mystérieuse par … la maître Alfred Hitchock lui-même. C’est le réalisateur John Landis (Les blues brothers) qui a emmené Hitchcock voir le film. A la fin de la projection, Landis se tourne vers le maître et lui explique qu’il devrait être flatté que quelqu’un comme De Palma lui rende un tel hommage. « More like fromage ! » (plutôt un fromage) répond le maître (en anglais bien sûr) du tac au tac. Cela ne veut rien dire et cela permettait  à Hitchcock d’être sibyllin sans s’étaler trop sur ce qu’il pense du film soi-disant « hommage ». C’est le seul exemple de subtilité vis à vis de ce film qui ne l’est pas que j’ai pu recenser.

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Règlement de comptes (1953) de Fritz Lang

Règlement de comptes, ce film a pour moi la saveur d’une madeleine de Proust dans la mesure où je l’ai vu pour la première – et unique – fois il y a presque trente ans, dans un cycle du ciné club de FR3 consacré à Fritz Lang. Le ciné club de FR3 ! Vous vous souvenez avec ce générique qui montrait des visages d’acteurs et actrices hollywoodiens de profil qui se regardaient dans les yeux, et surtout ces introductions mythiques de Patrick Brion, avec sa voix extraordinaire où chaque signe de ponctuation, même si c’était une virgule, se transformait systématiquement en point (je me souviens encore de son laïus « Alors. Fritz Lang. Dans le livre que lui a consacré Peter Bogdanovitch … »). Une autre époque, une époque mythique.

Mais trêve de nostalgie, passons au film. Nous voici donc avec un bon gros film noir comme on les aime de 1953, bien hollywoodien, filmé par un des géants du cinéma qui a surtout été biberonné à l’expressionnisme allemand des années 20 : Fritz Lang.

Un homme se suicide en laissant une lettre testamentaire où il dénonce la mise en coupe réglée de la ville par le syndicat du crime sous la houlette du puissant politicien local. Malheureusement pour lui, sa lettre est subtilisée par se femme, elle-même, membre du syndicat du crime, et va laisser l’inspecteur chargé de l’enquête un peu démuni. Il aurait été tenté de conclure au vrai suicide si une autre femme qui l’avait mis en garde contre cette conclusion hâtive n’était retrouvée torturée et assassinée un peu plus tard. Le flic opiniâtre va alors s’attaquer à la mafia locale, au mépris du danger et contre l’avis de sa hiérarchie.

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A tout seigneur tout honneur, commençons par le réalisateur : Fritz Lang. C’est l’un des plus grands cinéastes allemands, période république de Weimar, qui a fui son pays peut après l’arrivée des nazis au pouvoir, pour Hollywood, où il a été reçu à bras ouverts et dans les moules duquel il a très bien su se couler (et cela même si le style et les méthodes de travail sont complètement différentes). Qu’à cela ne tienne, Fritz Lang est un réalisateur caméléon dont les films période allemande sont très différents des films de la période américaine, tous ou presque étant d’excellente facture.

Règlement de comptes, titre anglais The big heat (La grande chaleur), est un bon exemple de cette métamorphose. C’est un film noir, un vrai film noir, film de genre bien codifié dont Fritz Lang a bien su s’approprier les règles. Il y a ce qu’il faut de violence, de mystère, une atmosphère poisseuse de corruption et surtout une vision nihiliste de l’humanité avec l’impression que le mal est vraiment partout. Même le personnage principal, le bon flic, devient animé exclusivement par l’idée de vengeance à partir de la moitié du film et donc n’a rien à envier aux ordures qu’il pourchasse. L’ambiguité du mal! C’est un thème qui est cher à Lang, je ne sais pas si il cherche à portraiturer son Allemagne de 1933 mais c’était un thème déjà bien présent dans son chef d’oeuvre, M le maudit, mais aussi dans premier film américain de 1936 : Fury. Lang a mis sa filmographie soignée au service du genre, a su utiliser au mieux les possibilités offertes par la contrainte du noir et blanc (par exemple, les scènes filmées dans la famille du « bon » policiers sont filmées tout en blanc pour en montrer la pureté, alors que les scènes filmées plus tard dans l’hôtel sont beaucoup plus sombres pour matérialiser la déchéance morale observable à ce moment là du film). Sous la facture classique et codifiée du film noir, on parvient à déceler sans trop de problèmes l’artiste derrière la caméra.

Et cela d’autant plus que le casting est assez soigné. Dans le rôle du flic honnête redresseur de torts, nous avons Glen Ford, sa face rondouillarde au service d’une motivation à toute épreuve. C’est un bon acteur judicieusement casté, il incarne le point d’équilibre entre le bon gars, le gars naïf parfois qui ne contrôle pas tout et aussi le castagneur et finalement le vengeur sans pitié. Le choix de Glen Frod est un choix « centriste » idéal, ce n’est ni un méchant très méchant, ni un gentil trop cool ou flamboyant, c’est un peu l’homme de la rue, en tout cas celui avec lequel on n’a pas trop de mal à s’identifier.

La deuxième tête d’affiche, c’est Gloria Grahame. C’est à l’époque une star car elle venait juste d’avoir l’oscar du meilleur second rôle féminin pour Les ensorcelés et c’est donc elle qui a posé le plus de problème de management d’ego au réalisateur Lang. Elle a souhaité changer le scénario pour faire de son personnage de poule de gangster une riche héritière, Lang lui a suggéré de se mêler de ses affaires et même, comme elle insistait, l’a menacer de « ne la filmer que de dos et de faire dire son texte par un perroquet » (sic ! Dixit Frank Miller sur le site tcm.com, cité dans la notice du BFI). Malgré ses caprices, Grahame est une grande et belle actrice qui est très bien dans son rôle, un rôle complexe de petite écervelée au départ se transformant en furie vengeresse à la fin qui de surcroît se voit offrir le rôle inhabituel dans un film noir d’anti-femme fatale, c’est à dire qu’elle cause la perte … des gangsters à défaut de celle du privé. Un rôle pas vraiment monochrome qui permet à Grahame, même si ce n’est pas celui d’une riche héritière, de montrer l’étendue de son talent.

Et pour finir, un débutant dont c’est l’un des premiers grands rôles, promis à une longue carrière : Lee Marvin, le très jeune Lee Marvin dans le rôle de Vince Stone, le fidèle lieutenant de Lagana, le politicien corrompu, une brute sadique, misogyne et sans scrupules, un rôle qui ressemble a ceux qui feront le renommé de Marvin, là encore pas grand chose à dire, la future star est à l’aise dans ce genre de rôle et joue un Vince Stone convaincant et effrayant.

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La filmographie de Lang est magnifique mais je voudrais insister sur un point qui m’a assez frappé dans le film, les costumes. Ils sont très soignés, très beaux finalement mais ils jouent aussi un rôle dans l’oeuvre qui est de situer socialement le personnage. Lagana porte des vêtements de soie distingués et bien assortis, Debbie / Grahame, petite amie de Marvin / Stone fait déjà plus parvenue avec son luxe m’as-tu-vu et ses manteaux de fourrure, Glen Ford porte des petits costumes élégants mais plus passe-muraille comparé au luxe extravagant des deux autres. Une preuve parmi d’autres en tout cas que Lang maîtrise parfaitement tous les aspects de son art, chaque détail comptant pour camper ses personnages et crédibiliser son scénario et donc son message pessimiste.

The big heat est donc la tentative réussie de Lang de s’approprier en genre auquel il devrait être complètement étranger : le noir. Un bel exploit, un hommage émouvant d’un génie du cinéma allemand d’avant guerre à ce que le cinéma américain a de meilleur, un grand film qui remet sur le devant de la scènes des stars parfois injustement oubliées dans un condensé de violence, de turpitudes qui font qu’on ne sortira pas plus optimiste de la salle mais qu’au moins , point de vue cinéma, on sera comblé.

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The shape of night (1964) de Noboru Nakamura

Le film d’aujurd’hui a été diffusé dans le cadre du cycle « Les femmes dans le cinéma japonais » du BFI et présente la particularité de n’avoir par été diffusé en France (en tout cas, je n’en ai trouvé nulle trace) d’où le titre anglais que je n’ai pas osé traduire (La forme de la nuit, vous imaginez ?), ce qui n’aurait pas rendu grâce à ce film au demeurant magnifique.

C’est l’histoire de Yoshie. Au début du film, Yoshie est une petite prostituée de rue qui monte avec un client qui va lui faire raconter son histoire. Elle raconte comment, jeune fille travaillant à l’usine pour aider sa famille démunie à subvenir à ses besoins, elle s’est amourachée d’un petit voyou. Le beau gosse s’est avéré être en fait sans la sou, et petit malfrat lié à la mafia yakuza locale. Il va alors suggéré à Yoshie de se prostituer, occasionnellement au départ puis après, usant de la contrainte et de la menace, d’en faire un gagne pain à plein temps.

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Le film retrace en fait deux histoires qui s’entremêlent : d’une part il y a la destinée de Yoshie, de la spirale infernale qui l’a menée à la prostitution, la chute progressive vers l’abîme pas tellement parce qu’elle est malheureuse et que son métier la dégoûte, mais surtout par le manque de perspectives d’avenir et le stigmate social qu’il induit – stigmate encore plus marqué au Japon que dans nos sociétés occidentales, c’est dire ! -. La deuxième histoire raconte la relation de Yoshie avec le client qu’elle rencontre au début du film qui va tomber amoureux d’elle et essayer de la tirer de là. Le film est très réaliste de ce point de vue là : alors que tout pousserait la petite Yoshie à suivre ce pygmalion providentiel qui veut bien la considérer pour autre chose qu’une pute et lui offrir in extremis un avenir plus radieux que celui qui l’attend, les liens qui l’attachent à son milieu sont si forts qu’elle hésite, qu’elle tergiverse avant d’accepter (ou pas… je ne dévoilerai pas la fin du film) une bouée de sauvetage pourtant inespérée. Je connais assez peu ce milieu là (si si, je vous jure) mais j’ai trouvé l’histoire réaliste et donc, car les événements montrés sont tragiques, bouleversants.

L’ensemble est de surcroît filmé de façon magistrale. Le filmographie de Nakamura – je précise tout de suite que c’est un cinéaste dont je n’ai jamais entendu parler et que je suis allé voir ce film par hasard – est extraordinaire et certaines scènes mémorables.

Prenons la scène du début par exemple, celle du générique. La caméra s’attarde sur le visage de jolies femmes. Il fait nuit et il y a des néons aux couleurs variées en arrière plan. Ces femmes sont en train de fumer, elles ont l’air triste et donnent l’impression de s’ennuyer ferme. A certains moments, leur visage s’éclaire d’un beau sourire, elles tournent la tête à 180 degrés avant de reprendre quelques secondes plus tard la visage fermé qu’elles avaient au début. Voici comment suggérer, sans prononcer un mot, sans montrer rien d’autres que le visage de ces femmes le sujet du film : la prostitution. La manège observé est celui de ces petites putains qui font le trottoir et dont le visage triste, reflet de leur misère, ne s’éclaire que lors du passage d’un client potentiel lorsqu’il s’agit de le racoller. Rien n’est dit dans cette scène, on ne voit même pas les hommes qui passent, on ne voit que le visage de ces femmes et, avant même la fin du générique, on a tout compris. Une scène d’ouverture absolument magnifique comme d’ailleurs toute la filmographie. Des angles de vue recherchés – beaucoup de contre plongée par exemple – une lumière de la nuit éclairée de néons qui rappelle celle dont Wong Kar Wai fera sa marque de fabrique trente ans plus tard. Nakamura est un grand cinéaste qui sait filmer tout en les caressant ses personnages et restituer la douceur intérieur de son héroïne pourtant plongée dans un monde sans pitié.

Et pour finir sur la filmographie, ajoutons pour faire bonne mesure une musique extraordinaire, extrêmement variée, tantôt stridente, contemporaine, qui rappelle un peu Bernard Herrmann, dans les scènes de tapin dans la nuit, et tantôt plus jazzy lors des scènes plus tendres. Le réalisateur et son compositeur Masanobu Higure ont fait des prodiges, la bande-son colle vraiment à la scène qu’elle illustre, fait corps avec elle et parvient ainsi à la rendre encore plus touchante.

L’actrice qui joue Yoshie s’appelle Miyuki Kuwano. Ce n’est pas une inconnue puisqu’elle a déjà eu des rôles secondaires chez Ozu ou dans le Barbe rouge de Kurosawa. Elle est, dans de rôle là, belle comme un coeur mais ce n’est pas le propos : non seulement elle peut jouer tous les registres, de la fillette joyeuse et aguicheuse du début, à la jeune-fille battue qu’on oblige à se prostituer au milieu en passant par la « vieille » (26 ans !) petite pute désabusée qui ne sait que trop bien qu’elle n’a aucun avenir et se prépare à une vie de honte et de misère à la fin, mais en plus Kuwano sait rendre crédible et émouvant un personnage au destin tragique qui pourtant se voir offrir des échappatoires. C’est le lot des très grands films et des très grands livres (au hasard le film Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kolleck ou le livre Chez les heureux du monde d’Edith Wharton) où on a un personnage à la destinée funeste mais qui ne peut s’en prendre qu’à lui-même car il a eu à certains moyens de sa vie la possibilité d’échapper à son sort. Dans les mauvais films, je me serais dit « bien fait pour lui, je n’en ai rien à faire » mais dans les bons films comme celui-là, on perçoit les liens invisibles qui retiennent prisonniers ces personnages et la condamnent in fine à être malheureux. C’est très beau et c’est sans conteste la talent conjugué de Nakamura et de Kuwano qui donnent corps à un personnage de cette trempe : la petite Yoshie.

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J’ai vu des correspondances dans ce film avec d’autres grandes oeuvres : le choix de Yoshie de rester avec son maquereau car elle se trouve être son seul soutien et que sans lui il coulerait complètement, rappelle Edith Wharton – encore ! – dans Ethan Frome lorsque celui-ci choisit de se sacrifier pour rester auprès de sa femme malade, la décision à la fin, à prendre sur un coup de tête, de partir et changer de vie pour le meilleur m’a rappelé une scène similaire du film Notre petite soeur d’Hirokazu Kore-Eda. Wharton, Kore-Eda, quelles références ! Le film joue dans la même cour que ces chefs d’oeuvre, grâce à la caméra virtuose de Nakamura aux yeux tristes de la pauvre Miyuki Kuwano.

Formidable cinéma japonais. Plus souvent qu’à mon tour, je suis allé voir de ces films sans vraiment savoir ce qu’ils racontaient, simplement parce que ce cinéma m’a beaucoup plus souvent surpris – en bien – que déçu. Là encore cela a marché ! Après Being good – déjà décrit sur ce blog -, voici donc The shape of night, un autre film à ranger précieusement sur l’étagère des films inconnus que j’ai eu la chance insigne de voir par hasard au cinéma et qui m’aura marqué durablement au point d’en faire un long post emphatique essayant de lui rendre l’hommage qu’il mérite.

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Le Caire confidentiel (2017) de Tarik Saleh

Le Caire confidentiel, un film égyptien, tourné au Maroc, une co-production suédo-germano-danoise, un film plutôt cosmopolite comme on peut le voir mais qui est, pour moi, d’abord et avant tout égyptien. C’est le film d’art et d’essai qui est sorti ce mois-ci à Londres, qui a été projeté au Ciné Lumière et que je suis allé voir ce soir.

Noredin Mostafa est un flic de l’Egypte de Moubarak, corrompu bien sûr, comme tout le monde, et qui est appelé sur la scène d’un crime sordide commis à l’hôtel Hilton du Caire pour enquêter sur le cas d’une jeune chanteuse, prostituée à ses heures, qui a eu la gorge tranchée dans sa chambre. Noredin, en fouillant le sac de la victime, subtilise les négatifs de photos montrant la jeune fille en pleine action avec un homme, un magnat de l’immobilier, Hatem Shafiq, membre du parlement et ami du fils de Moubarak, bref quelqu’un d’intouchable. Une autre personne, la femme de ménage soudanaise qui passait par là a aussi été témoin du crime. Noredin décide alors, contre toute logique, d’aller de son propre chef – sans en référer à sa hiérarchie -, voir le suspect Shafiq qui le rembarre brutalement. C’est alors que pour lui, les ennuis vont commencer …

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Vous l’avez compris, ce film est un thriller donc je vais essayer de ne pas en dire plus pour ne pas le divulgâcher. Le titre français du film n’est pas très heureux : c’est un hommage un peu appuyé et inutile au LA confidential de James Ellroy. Il est vrai que le film transpose certains thèmes importants d’Ellroy en Egypte mais le film est suffisamment créatif pour ne pas le placer dans une filiation quelconque ce que confirme son titre (anglais) originel – qui n’a rien à voir – : The Nile Hilton incident.

Comme son titre – français donc – l’indique, le film se passe au Caire. Il a été tourné au Maroc mais très franchement, c’est absolument indiscernable. Le film nous montre la vie dans la capitale égyptienne comme jamais. Tout y est, le commissariat certes mais aussi les immeubles sans âme où habitent les gens lambda comme Noredin, ses clubs privés où les riches hommes d’affaires côtoient les prostituées de luxe – qui se définissent comme « artistes », c’est à dire chanteuses – , les bidonvilles dans lesquels vivent les émigrés soudanais, les villas de luxe avec terrain de golf arrosés constamment dans un pays, faut-il le rappeler, aride, les lumières de la nuit avec la voiture de police qui fait sa patrouille dans des lieux interlopes, on se trouve vraiment transporté dans cette ville grouillante, pleine de vie mais aussi corrompue jusqu’à la moëlle où l’espoir, la foi en l’avenir ne sont jamais que des vains mots.

La corruption, autant que la ville du Caire, sont quasiment des personnages à part entière du film. Tout le monde est à un degré ou à un autre stipendié, ceux qui tirent les ficelles – qu’on ne voit pas – tout comme ceux du bas de l’échelle comme le flic Noredin qui est incarné à l’écran par l’acteur Fares Fares (c’est son vrai nom). C’est un personnage fuyant, taiseux, au visage d’aigle, évidemment corrompu, qui ne nous est pas présenté sous un jour sympathique, un anti-héros qui devient au cours du film un héros malgré lui, un homme que l’adversité finit par rendre sympathique, simplement parce qu’il se trouve obligé de lutter contre des gens moins sympathiques, plus pourris, et surtout plus puissants que lui. Et ces épreuves vont conférer à Noredin / Fares une humanité qu’il n’aurait jamais acquise si il s’était simplement mêlé de ses affaires, humanité qui apparaît à la fin, dans la scène finale et un peu avant lorsqu’il laisse partir la petite soudanaise. Un personnage ordinaire confronté à une situation extraordinaire qui le grandit auquel Fares Fares donne toute sa prestance, son flegme ou son air soumis de chien battu en fonction des circonstances.

Le tout est filmé presque systématiquement du point de vue des personnages sans que ce soit outrancier – style caméra à l’épaule qui tangue tout le temps – de façon à ce que le spectateur soit constamment au coeur de l’action et de façon aussi à ce qu’il ne sache … que ce que les personnages savent. La caméra n’est pas omnisciente mais ne divulgue – dans 90% des cas – que ce que découvrent soit Noredin le flic, soit Salwa la petite soudanaise. Ce parti-pris est aussi un moyen de nous faire voir cette ville du Caire par les yeux de ceux qui y habitent au quotidien. Là encore, un procédé d’une grande habileté qui obtient l’effet escompté : ménager le suspens, rendre le film « vrai » et nous faire avoir de l’empathie avec des personnages dont finalement on partage, grâce à la caméra, la vie.

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Le film se passe en janvier 2011, c’est à dire au moment de la révolution égyptienne de la place Tahrir qui allait renverser le régime honni de Moubarak et se termine peu avant la chute finale. Je suis en général assez circonspect vis à vis de ces films qui essaient de mêler la grande Histoire et la petite histoire, c’est souvent un élément de facilité pour rendre le film attractif sur le papier sans rien apporter de plus. Là, c’est très exactement l’inverse. D’abord, l’irruption de l’histoire politique récente n’apparaît qu’à la fin, elle laisse au thriller le temps de se développer à tel point que lorsqu’on réalise que tous ces jeunes qui manifestent vont renverser le régime, on est déjà tellement pris par l’intrigue qu’on s’intéresse plus au sort de Fares et Salwa qu’à celui de l’Egypte et du régime. Ensuite, l’irruption des manifestants, à la fin, est une sorte de prolongation naturelle du scénario qui en appelle à l’intelligence du spectateur pour deviner ce qui va se passer ensuite qui n’est pas montré à l’écran : en comprend, ou au moins en espère, que les jours des corrompus, des puissants, des gens des services secrets sont comptés et que les manifestants vont renverser, un temps au moins, le système ubuesque qu’on nous a montré pendant une heure trente. Evidemment, le suite à moyen terme (la révolution avortée et le retour de l’armée du maréchal Sissi au pouvoir) implique le retour au statu quo ante mais l’impression qui domine à la fin du film chez le spectateur est celle de l’espoir.

C’est en fin de compte extrêmement réjouissant de voir un film égyptien de cette qualité, poussé sur nos écrans par des producteurs et des distributeurs courageux. Le film a été présenté au festival de Sundance de 2017 et primé dans de « petits » festival au cours de cette même année. Il a connu un véritable succès critique et public lorsqu’il est sorti en France en juillet dernier totalisant presque 400 000 entrées. Un belle histoire au final, d’un film talentueux, modeste mais subtil à la fois, qui a su, ou au moins qui a eu la chance de sortir de l’anonymat pour trouver son public. Dans un système où les blockbusters américains et les comédies lourdingues « à la française » (ce post est écrit au moment où Les Tuche 3 et La ch’tite famille viennent de sortir en France) verrouillent le système presque autant que les services secrets de l’Egypte de Moubarak, les rares voix du cinéma indépendant peuvent encore se glisser dans des interstices pour satisfaire les cinéphiles exigeants.

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