Le BFI s’est fendu d’un cycle consacré à Martin Scorsese il y a plusieurs années dont j’ai fait mon miel et qui a inspiré pas mal de posts de ce blog. J’avais voulu y voir le grand film du même Scorsese Raging Bull (1980) mais à l’époque mais je n’ai pas pu car la séance était complète. J’ai donc dû ronger mon frein jusqu’à aujourd’hui où le BFI l’a diffusé à nouveau, cette fois dans la cadre des Big Screen Classics, et voici donc les réflexions qu’il m’a inspirées.
Bronx, 1941, Jake LaMotta, un jeune boxeur poids moyen prometteur, managé par son frère Joey, commence à se faire une petite réputation dans le monde de la boxe en gagnant un certain nombre de combats et en installant une rivalité qui s’est soldé par des combats légendaires avec un autre grand champion : Sugar Ray Robinson. Dans le civil, Jake est un homme possessif, très jaloux de sa femme, la belle Vikki, et qui ne s’en laisse pas compter, y compris lorsqu’il doit affronter ses puissants « amis » italiens.
Le film est donc une biographie du boxeur Jake LaMotta. C’est un grand boxeur, suffisamment pour faire rêver les foules, qui a gagné et conservé la ceinture de champion du monde pendant deux ans entre 1949 et 1951, mais ce n’est pas non plus le plus grand boxeur de tous les temps : il a eu des moments difficiles sur le ring. Ce n’est pas un boxeur au punch surpuissant, son style de boxe se caractérise par des séquences où il donne de nombreux coups successifs de très près à son adversaire, au risque d’en prendre lui-même, et surtout par une très grande résilience, une énorme capacité à encaisser, à rester debout en toutes circonstances – ce qui lui fera perdre quelques combats aux points -. Nous avons donc un italo-américain « moyen », qui fait montre d’un grand courage sur le ring et par ailleurs très tourmenté dans sa vie personnelle et ses relations avec les autres, autant dire le héros idéal pour un film de Scorsese.
Le film est très proche de son sujet puisqu’il est tiré d’une biographie écrite par LaMotta lui-même avec le même LaMotta qui a fait office de consultant sur le tournage. Le scénario a connu cependant de nombreuses vicissitudes avant d’être confié au grand – et fidèle, il a beaucoup travaillé avec Scorsese – Paul Schrader qui a pas mal travaillé pour plaire à tout le monde : le distributeur United Artists, De Niro qui s’est énormément investi dans le film (l’idée vient de lui et c’est lui qui a convaincu Scorsese, au départ sceptique, de le faire) mais aussi Joe Pesci.
Car le film est l’occasion de voir, quasiment pour la première fois, Pesci à l’écran. Le recrutement de Pesci est une vraie saga (narrée en détail dans la notice du BFI) dont il convient de toucher un mot. C’est De Niro qui avait repéré l’acteur, dans un film parfaitement obscur et d’ailleurs médiocre, et avait pensé qu’il ferait le parfait Joey. Après en avoir parlé à Scorsese, Pesci est approché mais refuse tout net, en gros parce qu’il refuse d’avoir quoique ce soit à faire avec le panier de crabe qu’est Hollywood et car de toute façon, le rôle qu’on lui offre de Joey n’est à l’époque, pas assez important, ils n’ont qu’à demander aux multiples autres « vrais » acteurs qui se damneraient pour ce rôle. Schrader se remet alors au travail et étoffe considérablement le rôle qu’on re-soumet à Pesci qui se laisse fléchir … avant de se rétracter lorsqu’il apprend que Scorsese démarche, en même temps, d’autres acteurs potentiels pour le même rôle. Nouveau psychodrame, nouvelle bordée d’excuses et d’explications avant que Pesci finisse par accepter. Lui et De Niro vont travailler leur rôle de manière immersive, il vont faire chambre commune pendant pas mal de temps lors du tournage et vont nouer une très solide amitié qui est d’ailleurs celle qu’ils devaient montrer à l’écran. Cette complicité sera ré-utilisée avec bonheur par Scorsese plus tard dans Les affranchis et Casino. En voyant le film, on a du mal à imaginer ce qu’était le scénario avant, tellement le personnage de Pesci est nécessaire, nécessaire voulant dire ici à la fois indispensable à la cohésion du scénario mais aussi juste, comme il faut, formidablement bien casté par un Pesci qui se fond complètement dans ce personnage de frère aimant, soutenant autant que faire se peut l’homme instable et tourmenté qu’est son boxeur de frère.
Ce frère, c’est évidemment Robert De Niro pour l’une de ses plus belles collaborations avec Scorsese, qui, dans le plus pur style Actor’s Studio, a mis énormément de lui-même pour jouer ce rôle. On a beaucoup devisé sur les spectaculaires vingt-sept kilos qu’il a pris pour passer du LaMotta boxeur au LaMotta retraité, propriétaire de boîte de nuit mais sa prestation vaut beaucoup plus que cela. Il porte sur ses épaules le réalisme crû du film, il fait de LaMotta ce que je m’imagine qu’il est vraiment, un grand boxeur certes – les scènes sur le ring sont spectaculaires – mais surtout un homme violent, d’une jalousie maladive, avec une grand capacité d’auto-destruction et en fin de compte pas très sympathique. C’est important et assez courageux : le héros n’est pas un héros positif idéalisé, certes sa résilience sur le ring ne peut qu’impressionner mais dans le civil, la résilience serait plutôt du côté de Joey ou de sa femme Vikki, à endurer jusqu’au bout les avanies du champion. Le LaMotta du film suscite peu d’empathie ce qui en général est un point négatif mais pas ici où c’est à mon avis voulu avec un De Niro très juste dans l’un des plus beaux rôles de sa carrière.
La cinématographie de film est elle aussi au niveau de ce que Scorsese a pu faire de meilleur et elle rappelle à quel point l’homme est génial – ce que ses derniers fils auraient tendance à me faire oublier -. Il a d’abord voulu filmer les scènes de boxe à hauteur de boxeur, la caméra prend la place du boxeur frappé ce qui donne un effet immersif assez saisissant. Le montage forcément soigné de ces scènes achève d’héroïser ces pauvres gars qui reçoivent des déluges de coup. Le choix du noir et blanc ancre le film dans un époque révolue, les années 40, avec la musique d’époque – ainsi que quelques morceaux de Mascagni, dont Cavalleria rusticana – pour finir de nous plonger dans l’ambiance. Sinon, l’art de Scorsese se voit aussi dans la tension qu’il arrive à installer lors de certaines scènes domestiques : celle du steak, celle où Jake demande à Joey si il a baisé sa femme, celle du cocktail avec Joey, ces scènes tendues ont pour double fonction de faire monter d’un cran le degré d’intensité du film et de nous camper encore plus ces personnages dérangés à fort potentiel auto-destructeur. Dans tous les cas c’est très réussi.
Raging bull est donc bien un très grand film, qui bizarrement aura du mal à trouver son public à sa sortie, qui sera assez largement reconnu par ses pairs plus tard, qui sera multi-nominé aux oscars (huit citations cette année là, comme Elephant man) et qui vaudra l’oscar du meilleur acteur – indiscutablement mérité – à Robert De Niro. Une postérité glorieuse donc pour un film qui s’inscrit comme un jalon important dans la carrière de son réalisateur. C’est en gros la première fois que Scorsese nous montre de manière épique ces histoires de grandeurs et décadence d’un héros italo-américain dans les milieux interlopes de l’Amérique du XXème siècle. Vous voyez où je veux en venir ? Le film est une sorte de ballot d’essai pour raconter les plus belles histoires que le grand Scorsese nous racontera à l’écran, dix ans plus tard, dans Les affranchis et Casino qui sont pour moi ses deux plus grands films. Il a trouvé sa trame scénaristique, il a même trouvé son duo d’acteur (De Niro / Pesci), tout est alors prêt, il n’a plus qu’à dérouler. C’est fou comme ça paraît facile comme ça en le disant …