Kangchenjunga (1962) de Satyajit Ray

Nouveau film ce soir vu dans le cadre du cycle consacré à Satyajit Ray – qui mine de rien touche à sa fin car il ne doit me rester que cinq ou six films à voir -, Kangchenjunga. Un film de 1962 atypique et innovant à bien des égards mais, disons le tout de suite, qui ne m’a pas vraiment convaincu.

Indranath Roy est un riche tycoon indien en villégiature avec toute sa famille à Darjeeling, une station d’altitude sur les contreforts de l’Himalaya. Sa famille est constituée de sa fille aînée Anima, son mari Sankar et leur petite fille, d’Anil, son jeune fils playboy qui essaie d’allumer toutes les petites minettes du country club, et surtout de sa fille Monisha, ainsi que son prétendant, M. Banerjee, un jeune ingénieur plein de promesses, « sponsorisé » par Indranath le patriarche et qui, en cette fin de dernier jour des vacances, doit faire sa demande en mariage. Mentionnons également Ashoke, le neveu du tuteur de la famille pour lequel son oncle aimerait bien, par piston, obtenir un emploi bien payé. Et ce petit monde va se croiser, discuter, se côtoyer et, vous le pensez bien, rien ne va se passer comme prévu.

Une précision avant de commencer : le Kangchenjunga n’est rien moins de le troisième plus haut sommet du monde après l’Everest et le K2, du haut de ses 8 586 mètres. Il a même été considéré comme le plus haut sommet du monde jusqu’en 1852 avant que les les géographes de sa majesté n’identifient un autre candidat au titre, le pic numéro 15 qui allait devenir l’Everest. C’est le 8 000 le plus oriental de toute la chaîne himalayenne, à la frontière indo-népalaise, dont le sommet est bien visible depuis la ville de Darjeeling en Inde.

Darjeeling en effet, c’est la première innovation du film et elle concerne les lieux de tournage. Après avoir tourné tout son début de carrière dans sa chère campagne bengalie, avant de déménager bientôt dans La grande ville, Ray et son équipe s’offrent des vacances, enfin des vacances … un tournage à la montagne, dans ce village perché avec ses hôtels pour milliardaires avec vue imprenable sur les montagnes, les plus pauvres vivant en contrebas dans le village. Ray a même utilisé la météo particulière du lieu (des nuages remontant le long des flancs de la montagne les après-midi d’automne) pour animer certaines scènes du film.

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Deuxième innovation absolument majeure : la couleur. Il s’agit plus d’une incursion dans la couleur que d’une adoption définitive. Dès son prochain film, Teen Kanya, Ray retournera au noir et blanc et y restera pour pas mal de temps. Il ne tournera systématiquement ses films en couleur que vers la fin des années 70. Comme tous les grands artistes qui ont transitionné entre le noir et blanc et la couleur (voir Bergman, Ozu ou Antonioni par exemple), la saut quantique a été soigneusement calculé. Il s’agissait de marier les tons, de faire en sorte que les vêtements portés représentassent le statut social mais aussi l’humeur du temps, comme par exemple lors des scènes dans le plus pur style « Saint Tropez » où Anil le playboy veut embobiner deux jeunes filles qui sirotent gentiment leur chocolat chaud. Je n’ai personnellement pas été trop sensible aux efforts de Ray, non pas de sa faute à lui, mais parce que la copie que j’ai vue n’avait pas été restaurée et que les couleurs apparaissaient un peu délavées.

Le film est construit bizarrement. Il est constitué de multiples scènes avec deux personnages, ni plus ni moins, rarement un personnage car il n’y aurait pas de dialogue dans un film où on parle tout le temps, rarement trois et quand le troisième arrive, le groupe se re-scinde peu après pour ne laisser que deux personnages à l’écran. A l’écran, j’aurais pu dire « sur la scène » car le procédé est assez théâtral, et même un peu artificiel. De surcroît, le scénario tire les fils de plusieurs intrigues qui ne se croisent pas vraiment : celle entre Monisha et Banerjee, les disputes conjugales du couple Anima / Sankar et enfin la relation entretenue par tout ce petit monde avec le redoutable patriarche. Les sauts d’une intrigue à l’autre son assez brutaux, le film évoque une table de billard où la boule change de direction lorsqu’elle cogne une paroi, là, le fil d’intrigue change brusquement sans vraiment de raison lorsqu’une conversation entre deux personnages se conclut. C’est assez inhabituels chez un réalisateur dont le style se caractérise par la nuance et une infinie douceur.

Le casting et en fait l’histoire du casting (que je recycle de la notice du BFI, une critique d’époque, 1962, de Sight and Sound) est à lui tout seul une véritable saga. Nous avons d’abord, les habitués, les amis de Ray : le formidable (au double sens du terme de « remarquable » et de « qui inspire la crainte ») Chhabi Le salon de musique Biswas joue la patriarche Indranath, sa femme étant jouée par Karuna Banerjee, la mère d’Apu dans Pather Panchali. On retrouve avec plaisir Anil Le directeur de la poste Chatterjee dans le rôle d’Anil, le frère playboy. Le rôle d’Asok, le neveu déclassé du tuteur de la famille, héros positif du film, a été confié à Arun Mukherjee, un acteur de théâtre d’une troupe semi-professionnelle de Calcutta. Je précise que Ray n’avait pas vu l’acteur sur scène car il considérait que le théâtre ne présumait en rien de vos qualités d’acteur de cinéma. Encore plus fort, Sankar, le gendre est joué par Subrata Sen qui, dans le civil, est un leader syndical que Ray avait entendu parler lors d’un dîner. Enfin, pour le rôle crucial de la jeune première Monisha, Ray a choisi une lycéenne, Alakananda Roy, recommandée par un ami et qu’il a embauché d’après photographie. Il a convaincu ses parents réticents de la laisser jouer, ces derniers se sont laissés convaincre pour « le respect qu’éprouve la classe moyenne bengalie envers Satyajit Ray (sic !) ». Le père a déclaré (à la journaliste de Sight and Sound) que « la vie de la classe moyenne bengalie est tellement triste et routinière qu’il voulait que (en participant au film) sa fille gardât des souvenirs excitants pour le restant de ses jours ». A l’issue du tournage, la jeune fille a déclaré qu’elle ne tournerait plus jamais de films et elle a tenu parole … jusqu’en 1978. Autant dire que cette équipe vient d’un peu partout Tout cela pour dire que pour rassembler une distribution aussi hetéroclite, Ray et son équipe ont ratissé sacrément large et pour être franc, cela marche plutôt : les personnages sont un peu uni-directionnels déjà dans le scénario, ils font donc ce qu’ils peuvent dans le film sans vraiment démériter.

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Pour qui connaît la suite de l’histoire comme moi (qui ai vu un bonne quinzaine de films de Ray), on trouve dans Kangchenjunga en germe des thèmes qui seront développés avec beaucoup plus d’ampleur dans des films ultérieurs. Ainsi dans un échange entre Monisha et Banerjee, ce dernier explique clairement que les femmes ne doivent pas travailler et se consacrer au foyer qui déjà annonce La grande ville, et le nabab Indranath qui professe son admiration devant le colonisateur anglais et la décoration de « Bahadur » qu’il a reçu d’eux aux grands dégoût de son interlocuteur Ashoke sera repris avec plus d’ampleur dans les fils des années 70 à commencer par le somptueux Seemabaddha. Tout cela est trop embryonnaire et un peu perdu dans un scénario trop mécanique à mon goût.

Kangchenjunga est donc un film au scénario bancal (et les happy ends – je dis « les » car il y a plusieurs histoires en parallèle – n’arrangent rien). En ce qui me concerne, je considère que Ray, tout comme ses personnages, est parti en vacances à Darjeeling, avec ce petit film léger, pas désagréable, même pas mauvais, mais tout de même assez oubliable, des vacances (prolongées avec le prochain film : L’expédition, un film aimable aussi mais sans plus) entre la période hyper créatrice dans son cinéma de la fin des années 50 (Apu, Le salon de musique) et les deux chefs d’oeuvre en préparation qui sortiront l’année suivante et celle d’après : La grande ville (1963) et Charulata (1964)

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