Le grand Jean-Luc Godard est mort l’an dernier et c’est alors normal que les cinémas d’art et d’essai de Londres lui rendent hommage (ils le font tout le temps même avec des défunts de moindre envergure). Et c’est au Ciné Lumière qu’a échu cet honneur de projeter pendant deux mois quelques œuvres du maître et moi de saisir l’opportunité d’étoffer ce blog sur la filmographie du grand suisse. Première séance ce soir, avec Vivre sa vie, un film de 1962.
Nana est une jeune femme libre, décidée à « vivre sa vie », c’est à dire à larguer un peu les amarres et errer dans Paris un peu au petit bonheur la chance. Elle va régler le problème de la subsistance en faisant le tapin dont elle va apprendre les codes et la manière de rentabiliser son activité avec Raoul, le mac que lui a gentiment conseillé son amie Yvette. Et la jeune femme de mener son petit bonhomme de chemin, non sans se poser quelques questions existentielles sur le bonheur ou l’amour.
Ce film est le quatrième de Godard et est assez représentatif du cinéma de cette époque. Il possède d’abord un fil conducteur, une trame narrative globale qui est le destin de Nana. Celui-ci est inspiré de celui de Loulou, dans la pièce de Wedekind avec un clin d’œil (le film en est bourré) évident au film de Pabst tiré de cette pièce vu que Nana arbore la même coiffure singulière que Louise Brooks. Cela dit, et c’est très commun dans le cinéma de Godard, cette trame n’a pas beaucoup d’importance, c’est surtout un prétexte pour y accoler des petites saynètes savoureuses qui feront tout le charme du film.
Le film est en effet séquencé en douze tableaux, chacun de ces tableaux étant introduit par un carton avec en titre ce qui va s’y passer. On ne nous prend pas en traître vu que le procédé nous est annoncé par un autre carton au début du film. Cela donne au film un certain rythme et permet de doser les attentes du spectateur. On change de lieu d’un carton à l’autre (les boulevards extérieur, les Champs Elysées, le Châtelet), d’atmosphère, de ton, même de musique : exactement comme Varda dans Cléo de 5 à 7, sorti l’année précédente, auquel le film fait un peu penser. C’est suffisamment bien agencé pour qu’on ne s’ennuie jamais. Certains tableaux sont l’occasion de quelques petites trucs que nous assène Godard. Ceux qui n’ont pas aimé qualifieront le « truc » de coquetterie, ce qui ont aimé comme moi de jolie trouvaille, toujours est-il que cela ne dure jamais assez longtemps pour ennuyer et très franchement, c’est assez délicieux.
On peut ainsi mentionner le génial huitième tableau où le seul dialogue est une succession de questions (posées par Nana) réponses (données je crois par Godard dont je pense avoir reconnu la voix) sur la prostitution (les tarifs, la commission, le fait de tomber enceinte, les méthodes pour raccoler…) qui accompagnent une succession d’images magnifiques mais bizarrement cadrées montrant des intérieurs ou une partie du corps de Nana. Il ne se passe à proprement parler rien et l’action reprend au tableau suivant comme si de rien était. C’est sidérant de fraîcheur! D’autres innovations dans d’autres tableaux sont à l’avenant : voir la longue discussion philosophique avec le philosophe Brice Parain pendant lequel on parle du langage, de l’amour et … des Trois mousquetaires, le caméo du chanteur Jean Ferrat dans le café alors que sa chanson Ma môme est chantée in extenso, la lecture d’un long passage des œuvres complètes d’Edgar Poe traduites par Charles Baudelaire etc… La musique, outre la chanson de Jean Ferrat, est signée du génial Michel Legrand. Une musique grave, nostalgique, magnifique qui prend tout son sens à la fin du film.
C’est un film littéraire dans ses dialogues mais qui n’oublie pas sa caméra actionnée par le non moins génial Raoul Coutard. Les plans sur ce Paris révolu des années 60 sont empreints d’une inévitable nostalgie, les chambres sordides d’hôtels de passe, les clients timides ou blasés et surtout la manière dont son filmés ces personnages, de près avec une caméra caressante qui tire le meilleurs de ces acteurs et surtout de ces actrices avec, au premier rang d’entre elles : Anna Karina.
Anna Karina ! La muse – et femme – de Godard qui a coupé ses cheveux longs d’Une femme est une femme (son précédent film, toujours dirigé par Godard) pour une coupe à la garçonne qui lui sied à merveille. Elle est filmée sous toutes les coutures, dans toutes les attitudes, elle est magnifique, jeune femme volontaire, naïve, curieuse et insouciante qui incarne à elle seule toute une époque, ces joyeuses années 60 dont le film nous immerge avec tant de virtuosité. Un beau rôle dans sa courte carrière cinématographique, surpassé seulement, à mon avis, par sa prestation dans Pierrot le fou.
Je reviens d’assez loin sur ce film, Vivre sa vie. Je l’avais vu il y a longtemps, j’en avais gardé un assez mauvais souvenir, et à la revoyure … je ne sais absolument pas quelle mouche m’avait piqué à l’époque. C’est un film classique de ce tout début de nouvelle vague dont les films avaient une certaine cohérence : outre Varda déjà cité, on voit des gens faire la queue devant un cinéma projetant le Jules et Jim de Truffaut, un film au ton pas complètement éloigné de celui-ci. Le film est bourré d’innovations formelles, nous montrant des personnages jeunes, peu soucieux du lendemain et follement sympathiques parcourant un Paris désormais révolu. Et pour faire bonne figure, le film sera, en 1962, un grand succès public et obtiendra le grand prix au festival de Venise la même année. Et tout cela est en tout cas d’excellente augure. Parmi les Godard qui me restent à voir dans ce cycle, certains m’ont aussi laissé la même impression mitigée lorsque je les avais vus ils y a longtemps. Espérons que la magie opérera, pour eux, de la même façon.