M le maudit (1931) de Fritz Lang

J’ai vu – et cela me donne l’occasion de bloguer dessus – dans le cadre du festival Lumière 2019, dans la série « Chefs d’œuvre du noir et blanc » le sublime film de Fritz Lang, période allemande, M le maudit, en allemand, M, eine Stadt sucht einen Mörder.

La ville de Berlin est terrorisée par un tueur de fillettes qui a déjà fait sept victimes. Il en occit même une huitième avant que le problème ne soit pris à bras le corps par la police et puis, par la pègre, non pas par grandeur d’âme mais parce qu’elle supporte mal la recrudescence des descentes de police sur son territoire à la recherche de l’assassin. Ce n’est pas bon pour le business. Elle mobilise alors alors tous ses réseaux et un voyou parvient alors à identifier l’assassin avant qu’il ne tue une neuvième victime et à lui imprimer un M à la craie sur son manteau. Avec ce signe de reconnaissance, la pègre peut lancer tous ses sicaires aux trousses de l’homme pour pouvoir le juger en respectant les formes, mais pas vraiment l’esprit, de la justice, devant le tribunal du peuple.

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En 1931, Fritz Lang est une star … déchue. Il a connu la gloire dans la première moitié des années 20 mais son étoile a pâli après l’échec financier de Métropolis (1927) et la faillite de la société de production. C’est un homme qui tente de regagner son statut qui s’attelle à M le maudit, et avec une contrainte supplémentaire de taille : le film sera le premier film parlant de Fritz Lang. Il s’agit là d’une technologie nouvelle que Lang – un immense artiste – a su maîtriser parfaitement. Il la décline sous de nombreuses façons : sifflement (glaçant) de l’assassin du Peer Gynt de Grieg avant le meurtre, chants et comptines d’enfants, sons hors caméra et bien sûr, voix très typées, de ces voix qu’on n’oublie pas des différents protagonistes du procès, à commencer par l’accusé. De plus, luxe suprême, le film contient aussi de longs moments de silence contrastant avec les moments sonores qui contribuent à faire monter l’angoisse.

Le scénario est au cordeau et signé de la femme de Fritz Lang, Théa von Harbou. Il est le résultat d’une méticuleuse recherche documentaire, d’abord sur Peter Kürten alias le vampire de Düsseldorf, le serial killer dont le film est inspiré. Lang lui-même a visité une institution psychiatrique pour rencontrer certains assassins d’enfants dont Kürten lui-même. De plus, tous les autres aspects sociétaux du film ont eux aussi été étudiés avec grand soin : comment la police opère, pareil pour la pègre, le casting comporte même un certains nombre de malfrats dont certains furent arrêtés pendant le film. M le maudit est considéré à juste titre comme une réplique fidèle du Berlin d’après la crise de 1929 et d’avant l’arrivée des nazis au pouvoir. Le script produit par Harbou est formidablement détaillé, il comporte non seulement le contenu des scènes mais aussi les détails des mouvements de caméras et les effets de son du passage.

Il y a une soigneuse dichotomie du personnage de M entre le début où il est un tueur de la pire espèce et la fin où il est un accusé victime d’une parodie de justice. Sur le plan visuel d’abord. On ne voit pas le visage de l’assassin d’Elsie Beckmann au début du film. Quand il lui achète un ballon, il est de dos et peut penser un instant que nous avons affaire à un assassin sans visage comme il y en a tant pour des crimes non élucidés. Mais non ! On voit pour le première son visage de petit homme rond aux yeux globuleux alors qu’il est frappé d’un coup de folie qui le pousse à aller à la recherche d’une neuvième victime, puis viennent la traque, le procès durant lequel la caméra s’attarde de plus en plus longtemps, de plus en plus près sur le visage du comédien. La voix du personnage change aussi significativement : lorsqu’il est prédateur il a une voix douce, voire infantile en parlant à la fillette qu’il s’apprête à assassiner, devenu accusé, il a une voix stridente, braillarde et finalement terrorisée pendant le procès. On a ainsi l’impression qu’on n’a pas affaire au même homme. Le spectateur en vient presque à plaindre de pauvre homme en passe d’être lynché par la populace.

L’acteur qui donne corps à ce personnage est un jeune comédien hongrois de théâtre qui n’a pas encore fait ses classes au cinéma, Peter Lorre. C’est un homme au physique étrange, qui ne fait du tout ses 27 ans. A charge pour lui de jouer un tueur d’enfant sanguinaire et psychopathe mais … dont le sort devrait néanmoins émouvoir le spectateur à l’issue du procès. Son visage commence à apparaître à l’écran lorsqu’il est traqué. On découvre d’abord ses immenses yeux exorbités qui expriment la peur, puis sa voix suraiguë lors du procès, un rôle fascinant, à la démesure du talent de cet acteur qui le marquera tellement pour le restant de sa carrière américaine où il ne jouera que des personnages veules ou lâches, jamais des rôles positifs et qui restera à jamais dans l’histoire comme l’incarnation de M.

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Lang aurait dit en 1937 que le message de M le maudit se résume dans la phrase à la toute fin du film : une incitation pour les mères à ne pas laisser leurs petites filles sortir seules le soir. C’est à mon avis un peu juste pour un film de cette ampleur et je considère personnellement M comme un jalon de plus dans la filmographie de Lang pour exhiber la noirceur de l’âme humaine. Depuis Mabuse, cela a été un leitmotiv dans tous ses films et M n’échappe pas à la règle. Sauf que c’est un film avec plus d’ambition, une maîtrise technique (usage du son, précision documentaire) absolument stupéfiante et une approche originale puisque le film opère un basculement inattendu pour montrer cette noirceur : chez le tueur psychopathe au début, chez la populace déchaînée qui a elle aussi des instincts de meurtre à la fin. Une bascule pas si innocente que cela : le mal, ce n’est plus un surhomme comme Mabuse ou le dictateur de Métropolis; dans M, le mal, à la fin du film en tout cas, c’est le peuple, c’est nous ! Le spectateur ne peut plus s’exonérer à si bon compte « c’est pas moi, c’est lui » en voyant M et, comme si cela ne suffisait pas, Lang persiste et signe cinq and plus tard pour son premier film américain, une autre histoire de lynchage, Fury. M est donc un film majeur, un film pivot dans la filmographie d’un des plus grands réalisateurs de tous les temps où de surcroît, il s’approprie avec une maëstria déconcertante une nouvelle technologie (le parlant) au service de son message.

Le film, tourné en six semaines, connaît un grand succès important en Allemagne et à l’étranger, y compris auprès d’un certain Joseph Göebbels, alors député au Reichstag. Cela ne va cependant pas durer. Après la fuite de Fritz Lang aux Etats-Unis pour échapper aux nazis, ainsi que celle de Peter Lorre, le film sera interdit, la propagande ayant beau jeu de dénigrer la judéité du réalisateur et de l’acteur principal pour alimenter leur discours anti-sémite. Il reste cependant un monument du cinéma mondial, peut-être le film parlant le plus abouti de la période de génèse de cette technologie, le film préféré de Lang lui-même, une réflexion sombre et pessimiste sur le mal qui sommeille en chacun de nous, en un mot comme en cent : un chef d’œuvre.