La grande bouffe (1973) de Marco Ferreri

Nouvel opus de soir du long cycle en hommage à feu Michel Piccoli, d’un réalisateur atypique et sulfureux et bien inscrit dans son époque: Marco Ferreri. Ce film. c’est son grand œuvre, c’est La grande bouffe, sorti en 1973.

C’est l’histoire de quatre amis, de bons bourgeois sybarites et décadents qui décident d’organiser un weekend chez l’un d’entre eux. Parmi eux il y a Marcello, pilote de ligne, Michel, présentateur de télévision, Ugo, chef cuisinier et Philippe, juge, qui se retrouvent chez ce dernier, dans une cossue petite villa du XVIème arrondissement de Paris (petite anecdote au passage: la maison, sise rue Boileau, a disparu et est devenue l’ambassade du Vietnam). Et le film de nous montrer ni plus ni moins qu’une orgie. Une orgie de bouffe d’abord et avant tout, mais pimentée par du sexe sous des formes diverses et variées (prostituées, échangisme). Encore plus fort, en plus de l’orgie elle-même, on nous montre aussi l’envers du décor ce qui, pour la débauche alimentaire, se manifeste par des éructations, des flatulences, du vomi bien sûr et l’inévitable merde. C’est choquant d’en parler comme ça sur ce blog mais croyez bien que le sujet est balancé dans le film avec autant de désinvolture, je n’invente absolument rien. Et bien sûr, transgression ultime et fin logique: la mort est au bout du chemin, mort d’avoir trop mangé, une fin attendue et même d’une certaine façon voulue pour nos quatre Sardanapale qui souhaitaient de toute évidence finir en beauté.

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Marco Ferreri n’est pas n’importe quel réalisateur. C’est quelqu’un qui avait déjà, à l’époque, une petite réputation de provocateur mais qui se classait aussi dans la catégorie des réalisateurs socialistes et athées pour lesquels la provocation était comme une seconde nature (songeons à Pier Paolo Pasolini). Ce qui n’était pas prévu ni par le public, ni par la critique, ni par le comité de sélection du festival de Cannes, c’est qu’il allait, avec La grande bouffe, franchir un pas supplémentaire, du jamais vu, dans le domaine de la provocation.

Ferreri a qualifié son film de film « physiologique » ce qui est le premier degré d’interprétation: les personnages mangent tout le temps, n’importe quand, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit avec les effets que cela induit. Mais Ferreri a aussi affirmé dans une autre interview que « la nourriture, la consommation si vous préférez, permet de tout saisir de notre société », et on touche là à un autre élément qui choque: le film, dans sa grandiloquence, nous montre sans fard la surconsommation et m’a pas mal choqué pour ce qui est du gâchis invraisemblable de nourriture que le film expose: food fight avec le gâteau, carcasses de viande abandonnées dans le jardin et aussi, le simple fait de déguster des mets succulents (la nourriture a été fournie par le traiteur Fauchon) et de sembler ne pas vraiment y prendre de plaisir, de la faire simplement pour manger et non pour savourer. Un film critique du mode de vie des trente glorieuses et qui, ironie suprême, va sortir quelques mois avant que celles-ci ne finissent avec le premier choc pétrolier.

La subversivité du film se trouve encore renforcée par l’art consommé de Ferreri de montrer l’immontrable mais en y ajoutant systématiquement une petite touche de normalité pour bien affirmer que même si ce qu’on voit à l’écran est assez dégueulasse, cela nous est aussi, quand-même, un peu familier.

Voyons un peu! On nous montre une orgie du style grand siècle mais on nous montre également les conséquences terre à terre et physiologiques de ces excès comme je l’ai déjà expliqué. Egalement, le film est, dans sa facture modeste. Les personnages ont le même prénom que les acteurs qui les jouent, Ferreri a laissé, au cours du tournage une grande place à l’improvisation pour des rôles très peu scriptés, on tourne dans un décor naturel, le film est un film de copains, sans fioritures qui par certains moments ferait même penser à un happening filmé.

Idem pour les dialogues. Certains d’entre eux sont désarmant de simplicité (« Je déteste ces rideaux » Piccoli) ou de bon sens terrien (« Pourquoi tu n’as pas mis de farce dans la dinde, c’est bête, c’est triste, c’est sinistre » Noiret), tout cela vient là encore désamorcer les situations et les attitudes extraordinaires – au sens propre du mot – de ce qu’on voit à l’écran. Le film dégage quelque part une impression de proximité et … en même temps c’est une fable, une fable tragique, obscène, avec cette obscénité en partie épaulée par cette proximité.

Le film est en effet un film de copains. Ferreri utilise toujours les mêmes acteurs, un « acte d’amour » selon Mastroianni « comme quelqu’un qui aurait plusieurs maîtresses » (rien que ça!) et cela tombe bien car le film illustre cette maxime en montrant dans certaines scènes l’amour à plusieurs. On a donc Marcello Mastroianni qui joue le rôle de Marcello, Michel Piccoli celui de Michel, Ugo Tognazzi celui d’Ugo et Philippe Noiret celui de Philippe. Simple non? A la réflexion, cela tombe sous le sens: les fait que des acteurs aussi talentueux et reconnus aient accepté de tourner dans un film aussi borderline, en jouant de scènes plutôt dégradantes et en mettant d’une certaine manière leur réputation sur la table, tout cela n’a pu se faire que si ceux-ci vouaient une amitié particulière à leur réalisateur, et c’est bien ce qui s’est passé ici.

Pour ce qui est des rôles féminin, Andréa, une pièce rapportée au festin (elle s’y invite) est joué par une jeune actrice qui a pris beaucoup de poids pour l’occasion et dont le film va servir de tremplin à une carrière foisonnante au cinéma: Andréa Ferréol. Notons également que le (petit) rôle de l’une des prostituées du début du film confié à Monique Chaumette, madame Philippe Noiret à la ville.

Et pour compléter la fiche technique, nous avons une très belle musique du grand Philippe Sarde, qui revient comme un antienne dans le film et jouée par Piccoli au piano au cours d’une scène.

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Tout cela en fait un film singulier, qu’on ne peut pas classer dans aucune catégorie ce qui peut être une vertu mais qui dans ce cas là n’a pas éveillé beaucoup mon intérêt. C’est une provocation, certes, mais certaines provocations ont des durées de vie réduites, surtout dans une période où beaucoup de gens s’y collent. Et le côté choquant de La grande bouffe sera à mon avis balayé deux ans plus tard par le Salo de Pasolini qui fait passer le hourvari déclenché par le film pour une simple querelle de salon. Le fait est, que je n’ai pas été vraiment dérangé par le film (à la différence des deux personnes qui ont quitté la – petite – salle avant la fin, comme quoi mon opinion n’est pas spécialement partagée), j’ai trouvé la film simplement un peu dégueu mais pas insupportable, sans plus et c’est d’ailleurs exactement ce que je pense de l’autre film de Ferreri que j’ai vu: La dernière femme. Il va me falloir admettre que son cinéma n’est probablement « pas mon truc ».

Il n’en a pas été toujours ainsi cependant. En 1973, le film est sorti au festival de Cannes présidé par la douce Ingrid Bergman. Le scandale, alimenté par le fait que le film, d’un cinéaste italien, soit présenté par la France (et concerne une vache sacrée de l’art de vivre à la française), a été énorme et s’est même – ce qui est rare – inscrit dans la durée. Les anecdotes pullulent: Michel Piccoli a été surnommé « piccolique », Andrea Ferréol raconte qu’un homme est venu la voir après qu’elle s’est installée pour dîner dans un restaurant pour lui dire « puisque vous êtes là madame, je sors! », des tombereaux d’insultes ont été déversés sur toute l’équipe, le bruit a couvert les éloges des quelques soutiens du film, qui a d’ailleurs fait un nombre d’entrée conséquent en salles, la curiosité sûrement! Le film a été re-projeté à Cannes, quarante ans plus tard en 2013 dans un climat beaucoup plus apaisé ce qui confirme mon impression: ce film est indiscutablement un jalon de la longue et tumultueuse histoire du cinéma mais plus par les codes qu’il a contribué à casser que part durabilité de l’impression qu’il laisse au spectateur.