Napoléon (1927) d’Abel Gance

Ou plutôt devrait-on dire, Napoléon « vu par » Abel Gance car c’est ainsi que le film est introduit dans le carton du générique, lors des premières secondes de ce film qui dure … humm… cinq heures et demie ! Et que je suis allé voir au cinéma, la séance commençant à quatre heures de l’après-midi pour se finir à vingt-deux heures trente, après donc trois cent trente minutes de film et trois entractes.

Le titre du film est trompeur. Il s’appelle Napoléon mais il aurait vraiment dû s’appeler Bonaparte. Le film est découpé en trois parties – enfin, c’est le découpage de la version que j’ai vue qui aurait pu être découpé différemment -. Dans la partie un, nous avons Napoléon enfant à l’académie militaire de Brienne plus les aventures en Corse en 1793, la partie deux représente le siège de Toulon (Novembre 1793) et la partie trois couvre la terreur, le 9 Thermidor, le 13 vendémiaire, les amours avec Joséphine de Beauharnais ainsi que le tout début de la campagne d’Italie. Le film se termine après la bataille de Montenotte le 11 avril 1796, c’est à dire au tout début de l’épopée napoléonienne.

Ce film est au cinéma français ce que Naissance d’une nation de DW Griffith sera au cinéma américain. Un jalon de l’histoire, un film précurseur, innovant, le premier chef d’oeuvre peut-être que ce cinéma a généré, au moins par son ampleur ou son ambition. Griffith a voulu montrer toute l’histoire de son jeune pays, Gance a simplement voulu filmer la destinée du plus grand des grands hommes de son vieux pays mais la démesure de l’ambition est la même. Le film de Griffith a d’ailleurs influencé Gance qui l’avait vu peu avant de repenser sérieusement son projet en 1921.

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Qui est Abel Gance ? C’est un homme de 38 ans, issu d’un milieu de classe moyenne aisée (son père était docteur) d’un village de l’Allier, qui est monté à Paris pour faire son droit comme c’était de coutume à l’époque mais qui a laissé tomber pour se consacrer à l’art : théâtre, poésie puis finalement cinéma à partir de 1909. Il a alors 20 ans. Il a vivoté pendant la décennie 1910, a été réformé de l’armée pendant la première guerre mondiale (il a souffert de crises de tuberculose au cours de cette période), il a fait l’acteur, écrit des scénarios, monté une société de production avant de commencer à rencontrer le succès avec des oeuvres comme J’accuse (1919) ou La roue (1920). En 1924, lorsqu’il commence à se pencher sérieusement sur le projet Napoléon, Gance est un réalisateur reconnu mais assez atypique. Pas vraiment du sérail mais estimé, talentueux, à l’allure un peu dandy, démarche qu’il traine dans Napoléon puisqu’on le voit dans le film jouer le personnage de Saint Just, jeune et beau révolutionnaire droit dans ses bottes, sur de son fait, en envoyant à peu près tout le monde à la guillotine. Je dois admettre que j’ai été fasciné par cette image de Gance : je l’imaginais en petit vieux ou en n’importe quoi d’autre mais pas vraiment en cet Oscar Wilde déguisé en révolutionnaire qui promène son sourire enjôleur du comité de salut public à la Convention.

Le film n’est pas vraiment une leçon d’histoire mais plus un panégyrique du grand homme dont la geste est magnifiée, parfois même inventée. La première partie qui montre le jeune Napoléon, treize ans, cadet à l’académie militaire de Brienne, mal aimé de ses camarades mais qui montre sa supériorité stratégique en battant ses adversaires lors d’une bataille de boule de neige, débute le film en fanfare. La suite est du même tonneau, où on voit ce même Napoléon, devenu adulte, échapper, à l’issue d’une cavalcade rocambolesque, à ses ennemis, soutiens de Paoli et des anglais en Corse en 1793. Mais peu importe ! Gance réalise d’abord et avant tout un film et fait preuve d’un grand talent pour insuffler un souffle épique à son histoire : que ce soit par les grand yeux de son acteur extraodinaire (Vladimir Roudenko) qui joue Napoléon enfant ou par sa caméra et ses effets de lumière fascinants montrant la fuite à cheval du futur empereur.

C’est la partie centrale du film qui m’a personnellement semblé la plus touchante, il s’agit de montrer le siège de Toulon ou comment le jeune capitaine Bonaparte a convaincu le général en chef bienveillant Dugommier de suivre ses plans pour s’emparer des redoutes stratégiques et ainsi obtenir la reddition de la ville. La restitution du combat est assez bluffante. Ce dernier se déroule sous une pluie battante, est constitué de multiples assauts et surtout ponctué d’un nombre incalculable de morts et de blessés, la « vraie guerre » restituée à l’écran dans toute son horreur, bien avant Spielberg et les premières minutes de Saving private Ryan. C’est d’autant plus méritoire qu’on a du mal à associer ces guerres du XVIIIéme siècle, de la révolution et de l’empire avec ce que furent toutes les guerres : des boucheries, tombeau de nombreux soldats. On s’imagine les soldats de l’an II partant la fleur au fusil et gagnant Valmy, Jemmapes et Fleurus sans coup férir: le siège de Toulon magistralement filmé par Gance remet un peu les pendules à l’heure.

La fin du film est tantôt captivante, tantôt un peu en deça. Captivante quand elle montre les vicissitude du marigot politique pendant pendant la terreur. On y vois Marat bien sûr (joué par Antonin Artaud), Charlotte Corday, Danton, Robespierre, André Chénier, ils sont tous là ou presque et le film restitue bien cette atmosphère terrible où l’ogre révolutionnaire dévorait un à un ses propres enfants. La partie suivante racontant comment Bonaparte a séduit – et épousé – Joséphine est à mon avis la moins convaincante, d’abord parce que c’est la moins spectaculaire et que la force du film réside précisément dans les mises en scène ébouriffantes de ses scènes d’action. La bluette impériale m’a semblé un peu niaiseuse, Napoléon y est beaucoup trop amoureux d’une intrigante bien contente de se trouver là pour être crédible. Il finit par arriver à ses fins cependant et épouser la belle juste avant d’être envoyé – c’est le dernier carton – de l’autre côté des Alpes pour prendre le commandement de l’armée d’Italie. On est un peu frustré de ne voir « que » la bataille de Montenotte et non pas les victoires d’Arcole, de Rivoli ou de Lodi. Le film se termine en fait au tout début de la campagne, première étape de la geste napoléonienne.

Cette dernière partie est cependant entrée dans l’histoire pour une innovation technique incroyable – à cette époque où le matériel cinématographique en était à ses balbutiement – … mais qui n’a été utilisée que pour ce film. Il s’agit de la Polyvision, c’est à dire de filmer non pas avec une caméra la scène mais avec trois caméras, chacune filmant un tiers du plateau comme on fait des photos panoramiques. En peut ensuite « recoller » les trois bandes en les projetant simultanément sur l’écran, donnant ainsi un effet grand angle aux spectateurs. Un technique révolutionnaire qui ne sera jamais ré-utilsée (les difficultés pour projecter ce genre de film étaient véritablement insurmontables) dont l’effet ne sera reproduit à l’identique qu’en 1953 et l’introduction du cinémascope. Au regard blasé du spectateur d’aujourd’hui, les scènes en Italie restent émouvantes, à la fois parce que elles sont vraiment impressionnantes, qu’elles termiment le film en beauté et qu’elles sont un émouvant témoignage des délires techniques de ces pionniers du cinéma comme Gance.

Le rôle titre est tenu par le comédien Albert Dieudonné. c’est un homme qui a déjà vingt ans de carrière au cinéma derrière lui (son premier court métrage date de 1909) que Gance choisi pour incarner « son » Napoléon. Et l’acteur est comment dire … impérial dans ce rôle. Blague à part, il incarne un empereur au regard d’aigle, silencieux et hiératique quand il le faut, colérique et emporté à d’autre moments, droit dans ses bottes et inflexible toujours. Il a les cheveux long du Bonaparte à Arcole de Gros et surtout le regard perçant qu’on imagine qu’un tel personnage puisse avoir, en un mot, sa prestation est impressionnante pour un rôle quand même un peu casse gueule, c’est le moins qu’on puisse dire. Dieudonné sera véritablement traumatisé parce ce rôle. Sa carrière va quasiment s’arrêter après le film, il ne tournera que … pour jouer la personnage de Napoléon, il donnera des conférences sur l’empereur et mourra en 1976, enterré, selon ses dernières volontés avec un costume de Napoléon.

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En conclusion, ce film est à voir comme élément d’un cycle « connaissez vos classiques ». Il nécessite un effort pour revenir en arrière et se représenter les difficultés techniques et les innovations qu’il a utilisées. En fin de compte, cela le rend émouvant, non pas par l’impression restituée sur l’écran – on a fait beaucoup mieux depuis – mais par le romantisme nostalgique qu’il dégage. Napoléon d’Abel Gance,c’est un peu comme La bataille de San Romano de Paolo Ucello, c’est moins « beau » qu’une Vénus de Botticelli, mais c’est l’oeuvre, le jalon de l’histoire de cet art sans laquelle cette Vénus n’aurait jamais existée. C’est cela aussi qui rend le film émouvant.

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