La ballade de Narayama (1958) de Keisuke Kinoshita

Cinéma japonais suite (et même pas fin). Le Garden Cinéma continue son cycle consacré à l’âge d’or du cinéma japonais. Il y a pas mal de films du cycle que j’ai déjà vus et c’est pourquoi je me précipite sur ceux que je n’ai pas encore vus. C’est le cas du film de ce soir, un film singulier, fascinant, et qui a beaucoup ému le Japon à sa sortie en 1958 : La ballade de Narayama, du réalisateur Keisuke Kinoshita.

Japon, à la fin du XIXème siècle, dans un petit village très pauvre où la subsistance est un combat et les famines récurrentes, les habitants se conforment à une étrange et terrible coutume : passé un certain âge, ils se doivent de se retirer à Narayama, souvent accompagnés par leur fils pour accomplir le voyage, tout simplement pour y mourir car ils ont fait leur temps. C’est le sort qui attend Orin, une vieille dame pétillante (et apparemment en parfaite santé) qui se donne une année pour mettre ses affaires en order, avant d’imposer à son fils Tatsuhei de l’accompagner dans ce dernier voyage alors que ce dernier n’en a de toute évidence aucune envie.

Le scénario que je viens d’esquisser n’est pas vraiment banal et il m’a fallu pas mal de temps, lors de la séance, non pas pour comprendre, mais pour accepter ce qui se passait à l’écran. Il est tiré du roman à succès de l’écrivain Shichirō Fukazawa sorti deux ans plus tôt (1956), alors que très franchement, j’aurais volontiers cru qu’il était inspiré par des légendes immémoriales japonaises, ce qui n’est pas le cas.

Kinoshita n’est pas un inconnu, en tout cas pour moi. De lui, j’ai vu deux films, tout deux chroniqués sur ce blog qui sont de facture disons assez classique. C’est aussi un réalisateur prolifique, qui a beaucoup tourné et qui était très populaire au Japon à l’époque, au moins autant que les Ozu ou les Kurosawa. C’est aussi un réalisateur touche à tout ce qu’il a confirmé ce soir : outre les mélos standards, il peut aussi tourner des fantaisies noires et philosophiques comme le film que je viens de voir.

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L’autre chose tout à fait singulière dans ce film est le choix de la représentation et de nous montrer, non pas une scène réaliste mais une représentation théâtrale parfaitement assumée. Le film commence par un plan sur un rideau de théâtre où une voix hors champ nous explique qu’il va nous raconter une histoire, le générique défile sur le rideau qui s’ouvre à la fin pour nous montrer le vrai décor, celui du village et de ses habitants. Et le scénario de se dérouler sur une musique tout ce qu’il y a de plus traditionnelle avec une abondante voix-off pour nous planter le décor un peu comme un chœur antique.

En plus de cela, le film est tourné en studio avec des décors reconstitués facilement identifiables. Kinoshita ne fait pas l’effort du réalisme et c’est voulu. C’est aussi voulu sur le plan chromatique : le film est en couleur – ce qui n’est pas commun dans le cinéma japonais de cette époque – mais la couleur vient quasi exclusivement des éclairages dans l’arrière-scène, Nous avons de multiples « couchers de soleil » flamboyants, suggérés par un spot rouge derrière l’horizon figurant les montagnes, le riz qui est récolté est très très blond, couleur paille en fait et les couleurs des autres scènes sont aussi artificielles. Attention, artificielle ne veux pas dire bâclé, bien au contraire, ce choix de l’artifice est parfaitement assumé par le réalisateur – qui encore une fois nous emmène au théâtre – et un très grand soin est apporté à cette sélection de couleurs résultant en des plans très beaux, qui m’ont un peu semblé suivre le cycle des saisons : les plans du début sont verdoyants (printemps ?) suivi peut après par la scène de récolte du riz (été) et le film va se terminer par une très belle scène sous la neige. Encore une fois, la neige est complètement artificielle mais la beauté des plans et la manière dont les faux flocons colorent le décor en carton est vraiment magnifique. C’est un film qui nous immerge dans la tradition du théâtre japonais, kabuki et bunraku (un théâtre de marionnettes), aux antipodes de ce que sera le remake filmé de façon réaliste de 1983.

L’actrice principale du film, qui joue la vieille Orin qui est si impatiente de partir pour Narayama, est jouée par l’une des plus grandes actrices japonaises de l’époque : Kinuyo Tanaka. Elle a joué un certain nombres de rôles de femmes d’âge mûr, voire âgée dans le deuxième partie de sa carrière et joue ici le rôle de la petite grand-mère (49 ans à l’époque, elle s’est vieillie pour le rôle, ses cheveux sont uniformément blancs) espiègle, qui fait d’une certaine manière tourner la maison et contribue malgré son âge à la production nécessaire à la subsistance du foyer (elle participe à la récolte du riz par exemple) et qui surtout veut que tout soit en place pour le moment où elle partira. Elle évolue également dans la dernière partie pour devenir taiseuse et se préparer à son destin une fois arrivée à Narayama. Kinoshita nous gratifie d’un magnifique plan lorsqu’on la voit pour le dernière fois, sous la neige, prostrée dans une position de méditation en attendant que ses forces l’abandonnent enfin. Tanaka est comme toujours géniale dans ce rôle et sa présence à l’écran contribue beaucoup à l’émotion qui se dégage du film.

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Je suis absolument incapable de saisir comment le japonais de la fin des années 50 a réagi à ce film. La seule chose que je sais, c’est que cette question de la mort (hâtée ou pas ? Désirée ou forcée ?) des personnes âgées est un débat qui n’a rien perdu de son actualité. D’abord, signalons que cette histoire a été reprise vingt-cinq ans plus tard, en 1983, dans un remake signée du grand cinéaste Shōhei Imamura (film qui obtiendra la palme d’or à Cannes) à une époque où, j’imagine, les mentalités avaient un peu changé, et puis, que, au moment même ou j’écris ce post, le parlement français est en train de se pencher sur le problème de la « fin de vie ». On n’en a donc pas fini avec ce débat, et j’en veux pour preuve la discussion d’après film organisée par le Garden Cinéma avec quelques spectateurs – dont moi – où les gens ont exprimé leur opinion, certains d’entre eux disant avoir été horrifiés par les coutumes barbares exposées à l’écran de forcer ainsi les vieux à aller mourir. Je suis un peu plus réservé sur le sujet, la vieille Orin se rend à Narayama sans affection apparente et je ne me hasarderais pas à tirer des conclusions générales sur son libre-arbitre ou son conditionnement. Et Kinoshita de nous plonger dans des abîmes encore plus profonds de perplexité avec le singulier épilogue qu’il adjoint à son film. Nous ne sommes plus au théâtre avec des couleurs saturées, nous ne sommes plus dans le passé mais dans le présent, avec une scène parfaitement réaliste d’un train à vapeur des années 50 qui arrive dans une gare qu’on devine être la localisation actuelle de Narayama, scène normale, de gens qui descendent du train comme des voyageurs normaux dans un village normal avant que le nom de la gare n’appararaisse sur un panneau : Obasute, autrement l’abandon, pour mourir, des personnes âgées, cette coutume dont on vient d’être témoin pendant une heure et demie. Je ne sais pas vraiment quoi en penser, c’est pourquoi je rangerais cette scène finale dans la catégorie des fins ouvertes ce qui sied assez bien à ce film si déroutant.

La ballade de Narayama, c’est aussi la balade de Narayama, le voyage jusqu’à Narayama, un voyage étrange, fascinant par bien des aspects mais aussi déconcertant par d’autres. Je serais incapable de dire si j’ai aimé ce film, simplement qu’il m’a marqué et qu’il a confirmé la richesse insondable de ce cinéma japonais que, malgré des efforts louables, je n’aurais jamais fini de découvrir.

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