L’aventure d’une nuit (1940) de Mitchell Leisen

Aujourd’hui, 19 décembre 2023, c’est presque noël est c’est probablement la dernière fois de cette année que je vais au cinéma, au BFI pour être précis. Et pour fêter l’occasion, je me suis offert une petite friandise : un bon gros film de noël, une jolie petite comédie hollywoodienne des années 40 comme je les aime, un film de surcroît avec Barbara Stanwyck et Fred McMurray. Double indemnity (qui n’est d’ailleurs pas une comédie de noël) ? Non, L’aventure d’une nuit, en anglais Remember the night, un film de 1940 signé Mitchell Leisen.

Lee Leander est une jeune femme qui tente de voler un bracelet de pierres précieuses et qui se fait pincer et donc juger peu avant noël par un tribunal de New York. Elle est défendue par un avocat grandiloquent mais surtout, l’accusation est portée par un procureur adjoint ambitieux, John Sargent, qui use de méthodes pendables pour obtenir la condamnation qu’il souhaite : prétextant l’absence d’un témoin, il fait ajourner le procès jusqu’à après les fêtes, sachant très bien qu’un jury populaire sera beaucoup moins clément en tout début d’année qu’à la veille de noël. La jeune femme est renvoyée en prison, ne pouvant payer sa caution, mais Sargent, pris d’une certaine forme de remords, la paye et la fait libérer lui permettant, pense-t-il, de passer les fêtes dans sa famille.

Petit avertissement : ce post s’inspire très largement de la captivante notice du BFI qui m’a soufflé plein d’anecdotes. Elle est extraite d’un essai de Rick Burin publié lors de la sortie du film en blu-ray. Un grand merci à lui.

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Ce film est une délicieuse friandise née d’une dispute entre un génial scénariste, et un réalisateur que je ne connaissais pas, qui ne s’en laisse pas compter et qui sait ce qu’il veut et où il veut mener son film. Le scénariste, c’est le grand Preston Sturges, qui nous a concocté cette idée du procureur qui va tomber amoureux de la femme qu’il est chargé d’envoyer en prison. Le tout est formidablement orchestré : on commence par la « campagne » (pour ces deux new-yorkais) dans ce qu’elle a de pire, les paysans irascibles et la justice expéditive portée par des shérifs locaux, loin des prétoires de New York. Après cet amuse-bouche (le mot « amuse » est ici bien choisi), place au cœur de l’histoire : Sargent emmène Lee chez sa mère qui la rejette violemment et la jeune accusée va finalement passer les fêtes dans la famille du procureur, un cocon familial aimant et protecteur, tout ce qu’elle n’a jamais connu. Et le film de nous montrer cela avec une immense tendresse et beaucoup d’émotion : la scène des chansons de noël – dont celle interprétée au piano par Lee -, la soirée du nouvel an, tout cela est touchant, bouleversant même. On a beau savoir où le film va en venir, l’émotion affleure de partout dans cette partie centrale où se joue le nœud de l’idylle.

C’est tout ? Pas vraiment. Un scénariste paresseux aurait très bien pu terminer son film ici. Pas Sturges, il reste encore un fil à délier : celui du procès et Sturges ne va certainement pas se dérober. Après une supplique de la mère de Sargent pour que Lee renonce à son fils pour préserver sa réputation – exactement de que demandait Germont à Violetta dans La Traviata – il va se passer encore quelques péripéties bien senties, géniales en fait, avant l’épilogue. De l’or en barre que ce script, je vous dis.

Tout cela aurait pu très bien se passer mais ce ne fut pas le cas. Sturges avait déjà travaillé avec le réalisateur Leisen sur Easy living (1937) et cela ne s’était pas très bien passé. Leisen est un ancien costumier et décorateur de Cecil B De Mille, Sturges avait prétendu que Leisen n’y connaissait rien à la comédie, qu’il n’avait aucun sens du rythme et qu’il était « more interested in the sets than the material » (plus intéressé par le décor que par le matériel – scénaristique, ce qui est amusant car « material » veut aussi dire « tissu » en anglais -). Il n’empêche, les deux vont rempiler trois ans plus tard avec Remember the night.

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Et Leisen – qui, si j’en crois ce film, a un excellent sens de la comédie et surtout de l’émotion – de s’appropier le script de Sturges, d’y ajouter son grain de sel ce qui a énormément déplu au scénariste et de finalement tourner son film. C’est un film délicat, bien équilibré, on nous montre la campagne soit comme un repaire de trigger happy ou de puritains du style la mère de Lee, soit de familles simples, soudées et aimantes comme celle de Sargent. La dureté de scène chez la mère de Lee aurait été voulue par Leisen contre l’avis de Sturges : c’est une scène absolument nécessaire qui situe le personnage de Lee et amorce sa rédemption qui, sans elle, aurait été moins crédible. Résultat, un script qui, d’après Stanwyck est « l’un des meilleurs qu’elle ait jamais lus » et qui a même fait admettre à un Sturges contrit que « le film a beaucoup de schmaltz (sentiment), une bonne dose de schmertz (douleur) et juste ce qu’il faut de schmutz (saleté) pour en faire un hit ».

Il me faut aussi ajouter que Fred McMuray est vraiment très bien dans le rôle d’un Sargent dominateur, paternaliste … au début et qui l’est beaucoup moins à la fin et que dans la rôle de Lee, nous avons … comment dire … celle que j’ai très envie (même si il faut se méfier des superlatifs) de qualifier de plus grande actrice du monde : Barbara Stanwyck. Que dire de Barbara Stanwyck ? qu’elle peut tout jouer, qu’elle crève l’écran dans chacune de ses apparitions, qu’elle joue le voleuse désabusée au tribunal, la jeune femme en position d’infériorité qui ne s’en laisse pas compter (avec de belles réparties) chez Sargent, la séductrice « on the top » qui invite un procureur à danser au cabaret, celle qui tire le couple d’un mauvais pas chez les cul-terreux un peu plus tard, la petite fille terrifiée par une mère tyrannique, la merveilleuse pianiste qui joue un touchant chant de noël chez Sargent, la sublime femme dans son corset blanc pour la soirée du jour de l’an, la tragique Violetta / Traviata qui promet à la mère de préserver la réputation d’Alfredo, l’amoureuse transie qui nie, contre nous évidence, sa flamme devant les chutes du Niagara et – retour à la case départ – pour finir, l’accusée au procès qui va essayer de s’en tirer comme elle peut sans se renier. C’est tout cela Barbara Stanwyck, c’est cette actrice miraculeuse qui brille de mille feux dans ce film, dans chacune des facette du rôle qu’on lui demande de jouer, avec une facilité déconcertante. C’est bien simple, le film a été tourné en 34 jours, soit huit de moins que prévu (la Paramount a dû être aux anges), exploit dû au sidérant professionnalisme de Stanwyck qui a plié toutes ses scènes en un minimum de prises.

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Le film a été, comme prévu, un grand succès public, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Sturges a été tellement ulcéré des modifications apportées à Leisen à son script qu’il aurait vendu son prochain scénario à la Paramount pour 10 dollars à condition que ce soit lui qui le tourne. Marché conclu, ce sera The Great McGinty (1940) qui marquera les débuts de Sturges à la réalisation. Très bien, mais … (c’est l’avis de Rick Burin dans la notice du BFI mais c’est aussi le mien), c’est oublier un peu vite que Remember the night est aussi bien, sinon meilleur que les meilleurs films de Sturges réalisateur. Le mélange de la verve comique et la sentimentalité espiègle de Sturges avec le romantisme appuyé et le sens du décor de Leisen ont produit le miracle qu’est ce film. Et pour finir – ultime anecdote -, malgré sa détermination farouche à s’affirmer en tant que réalisateur, Sturges avait gardé, dans sa collection personnelle, des copies 16mm de seulement deux des films qu’il a tourné pour la Paramount : Easy living et … Remember the night. Leisen ne pouvait rêver plus bel hommage.

Cet obscur objet du désir (1977) de Luis Buñuel

L’ultime film du cycle consacré par le Garden Cinema au réalisateur Luis Buñuel est aussi l’ultime film réalisé par l’artiste. C’est un film étrange, sorti en 1977 et tourné, en partie, à Séville. Le premier et le seul film de Buñuel tourné dans l’Espagne post-franquiste. Ce film, c’est Cet obscur objet du désir.

Mathieu Faber est un bourgeois français qui veut acheter toutes affaires cessantes un billet de train partant de Séville pour aller à Paris. Il y parvient après avoir évité les embouteillage créés par un attentat sanglant et s’assoit dans un compartiment de première classe en compagnie de quatre autres personnes. Au même moment, une jeune femme court après le train qui s’apprête à partir et supplie Mathieu de rester. Pour toute réponse, ce dernier la rejette en lui versant un seau d’eau sur la tête. Cette jeune femme, c’est Conchita, et il va expliquer, pendant le trajet jusqu’à Madrid, à ses camarades de voyage interloqués, comment il en est arrivé là.

Le scénario est inspiré du livre signé de l’écrivain Pierre Louÿs La femme et le pantin, un livre déjà porté plusieurs fois à l’écran par Josef von Sternberg avec Marlène Dietrich et par Julien Duvivier avec Brigitte Bardot entre autres. L’adaptation est signée de Buñuel et de son fidèle Jean-Claude Carrière et prend pas mal de libertés avec la trame du livre. Il en prend aussi avec l’esprit car il est dans le film, beaucoup plus question de sexe – nous sommes dans les années 70 – que dans le livre publié en 1898, une période beaucoup plus chaste.

Dans le roman de Louÿs, il est toujours question de séduction, en clair Conchita « allume » Mathieu et puis le délaisse. Dans le film, l’attitude aguicheuse est poussée un cran plus loin : c’est tout simplement l’histoire d’une relation entre une jeune femme et un homme plus âgé, la jeune femme est vierge (bien qu’un peu délurée si j’en crois certaines scène du film), montre de l’affection pour ce qu’il faut bien appeler son sugar daddy mais parvient toujours à se soustraire aux relations sexuelles : à chaque fois que l’occasion se présente de passer à l’acte, il y aura toujours un empêchement, un prétexte de dernière minute qui empêchera que la chose se fasse.

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A bien y réfléchir, c’est un synopsis familier des Buñuel tardifs : nous avons quelque chose qui doit arriver, c’est dans l’ordre des choses, mais – et c’est l’objet du film – cela n’arrive jamais. Dans L’ange exterminateur, il s’agit de sortir d’une salle à manger après dîner pour rentrer chez soi, dans Le charme discret de la bourgeoisie, il s’agit de s’asseoir à table pour dîner, là, il s’agit de consommer une relation. Autant dire que l’artifice est connu, et qu’on prend le risque en le ré-employant, même sous une forme altérée, de lasser le spectateur. Et cela d’autant plus que L’ange exterminateur est un bijou et que Le charme discret de la bourgeoisie, sorti après, est, à mon avis, très mauvais. Qu’en est-il de Cet obscur objet du désir ? Le film est à mon avis entre les deux : il va et vient entre les rebuffades ou les humiliations suivies de réconciliations entre Conchita et Mathieu sans véritable progression dramatique – alors que ce qui était génial dans L’ange exterminateur, c’était qu’il y avait une gradation vers l’horreur des transgressions successives -. Cela rend le film pour tout dire prévisible même si je dois admettre que je l’ai regardé sans déplaisir.

L’intérêt du film réside dans ce qui est cette fois une vraie innovation, l’idée de faire jouer le rôle de Conchita non pas par une mais deux comédiennes, et de surcroît assez différentes : nous auront donc la Conchita pucelle, jouée par Carole Bouquet et la Conchita putain, jouée par Angela Molina. Deux actrices très très belles mais chacune dans leur style : Bouquet actrice grande et mince, c’est la beauté glacée sans grandes effusions, Molina, actrice plus pulpeuse, c’est la brunette hispanique, plus exubérante, plus « chaude » je devrais dire alors que Bouquet est froide, mais pas plus accessible pour autant. Les actrices interchangent souvent mais – et c’est peut-être aussi un des problèmes du film -, comme on connaît le style de la Conchita que chacune d’entre elles va incarner, on se doute de ce qui va se passer ce qui rend le film encore plus prévisible.

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L’identification est encore poussée un cran plus loin par les choix de post-production : les deux actrices jouant le même personnages sont toutes deux doublées (alors que pour Bouquet, ce n’était pas nécessaire) et par la même personne (Florence Giorgetti, Mathieu, joué par l’acteur espagnol Fernando Rey est quant à lui doublé par le délicieux Michel Piccoli). C’est plaisant et pour tout dire bien trouvé, mais en toute franchise, celui ne suffit pas pour semer le trouble dans les têtes. L’artifice de prendre deux actrices pour jouer le même personnage n’est pas une trouvaille géniale, mais tout au plus un gimmick un peu rigolo, en tout cas pas énervant, ce qu’il aurait pu être.

Le film regorge de petits clins d’œil surréalistes au spectateur. Je dis « surréalistes » car c’est là que Buñuel est catalogué – depuis Un chien andalou – mais en fait cela relève plus de l’absurde façon Ionesco – sans aucune message ou aucune logique donc – où l’action est interrompue par choses incongrues, parfois des motifs qui reviennent de manière récurrente sans raison, comme dans le cinéma de Godard par exemple : il y a tout le temps des scènes faisant intervenir des terroristes ou des explosions (sur lesquelles on a beaucoup glosé même si je ne reprends aucune des explications que j’ai pu lire à mon compte), on y voit fréquemment des personnes portant des sacs de toile de jute là encore sans raison (y compris lorsqu’ils devraient – comme Mathieu – porter plutôt des bagages en cuir), on y croise une mère poussant un landau dans lequel il y a … un cochon de lait, Mathieu se fait braquer par des jeunes qui veulent lui piquer non pas son argent mais huit cents francs, pas un sous de plus etc … Là encore, j’en ai pensé la même chose que ce que m’a inspiré le dédoublement de l’actrice principale : ce n’est pas énervant (autrement j’aurais trouvé ça « nul » comme dans Le charme discret de la bourgeoisie) mais franchement, on a l’impression qu’il s’agit, par une pirouette, de faire oublier au spectateur que le film n’a pas grand chose à nous dire.

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Le casting rassemble Fernando Rey dans le rôle de Mathieu, acteur fétiche de Luis Buñuel, tiré à quatre épingles et toujours dans ce rôle de bourgeois vicelard qui en pince, comme dans Tristana, comme dans Viridiana, pour de très belles femmes beaucoup plus jeunes que lui; il contient aussi, je l’ai déjà dit, Carole Bouquet et Angela Molina dans le rôle de Conchita. Les deux actrices jouent de manière artificielle, un peu forcée. Pas une seconde elles n’ont une once de naturel, un peu comme dans les films de Rohmer, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être pour qu’on puisse se concentrer exclusivement sur leur plastique magnifique abondamment montrée à l’écran ce que je dois admettre, j’ai fait. Après tout, c’est un film sur le sexe.

L’ultime film de Luis Buñuel est donc un film « plaisant » mais qu’on ne prend pas vraiment au sérieux. Pour en apprendre, pour ressentir quelque chose sur une l’obsession du désir, il faudra probablement aller voir ailleurs. Le film sera quand même sélectionné deux fois aux Oscars (meilleur film étranger, meilleur scénario ce qui est le minimum syndical pour les Buñuel très tardifs) et sera en tout cas, le dernier tourné par l’artiste. Luis Buñuel va cesser de tourner juste après pour mourir six ans plus tard à Mexico, après avoir écrit une foisonnante autobiographie : Mon dernier soupir. De lui il reste beaucoup : les merveilleux films vus pendant ce cycle qui lui était consacré, dont Viridiana et L’ange exterminateur, mes préférés, ainsi que quelques petites pépites issues de sa période mexicaine, que j’ai vues il y a très longtemps et sur lesquelles je ferais bien de me rafraîchir la memoire. Le film de ce soir se classe assez loin dans la liste ce qui n’enlève rien à l’immense talent de ce cinéaste majeur.

Le coup de l’escalier (1959) de Robert Wise

Une petite séance noir aujourd’hui au BFI pour pour entrecouper deux films de Powell et Pressburger. Aujourd’hui, le cycle consacré au comédien et chanteur Harry Belafonte nous propose un film de 1959, réalisé par le cinéaste multi-casquette Robert Wise, Le coup de l’escalier, en anglais Odds against tomorrow.

Dave Burke est un flic véreux qui a été viré de la police et essaie de se refaire en imaginant un hold-up en apparence facile. Pour cela, il devoir s’entourer et choisit deux acolytes qu’il a du mal à convaincre : d’un côté Salter, un ex-soldat qui ne s’est jamais vraiment inséré dans la vie civile après la guerre, un homme entretenu par sa compagne et qui le vit très mal, et de l’autre Johnny Ingram, un joli cœur, chanteur de cabaret et criblé de dettes de jeux et pour cela, poursuivi par ses créanciers qui veulent les lui faire payer, au besoin en employant la force. Un problème épineux se pose néanmoins à Burke : Ingram est noir et Slater est un raciste au dernier degré. Il ne va pas être simple de les forcer à faire équipe.

C’est un film auquel il est difficile d’acoller un genre. A la lecture du scénario, on pourrait croire qu’il s’agit d’un film noir, mais en fait, pas vraiment, en 1959, la mode du noir est passée, les personnages ne sont pas assez héroïques et le film brasse trop de thèmes sociaux pour avoir le détachement qui confère l’aura mythique qu’on accorde aux grands films noirs. Un film de hold-up peut-être ? Un peu plus certes mais pas complètement. Le hold-up proprement dit, loin d’être le point culminant de l’action, est un fiasco lamentable, les trois ne sont qu’une bande de pathétiques pieds nickelés et leur impossibilité à collaborer pour au moins assurer leur survie condamne l’expérience avant même qu’elle ait commencé. En fait, il s’agit d’un film gentiment militant antiraciste, le racisme en est le thème principal et ses « méfaits », y compris pour empêcher le braquage de se dérouler correctement, sont dénoncés par l’exemple.

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Il s’agit d’un thème d’époque. En cette année 1959, le mouvements des droits civiques commence à se faire entendre et le roman éponyme du film de William P McGivern a forcément plu au producteur Belafonte. Il s’est alors adjoint les services d’Abraham Polonsky pour en écrire le scénario. Polonsky est un proscrit qui a été condamné en 1951 par le House Un-American Activities Committee pour son refus de témoigner contre ses camarades et va devoir vivre souterrainement pendant la période du McCarthysme triomphant. Son nom n’apparaît que sous pseudonyme en 1959 à l’écran et il ne sera restauré dans ses droits que bien plus tard. Le scénario qu’il nous livre est celui d’un beau film qui coche toutes les cases du cahiers des charges antiraciste mais qui souffre à mon avis d’une certaine forme de naïveté. Le message est clair, trop clair, l’intrigue policière est négligée pour ne pas dire sacrifiée et on joue parfois un peu trop sur la corde sensible avec des scènes symboliques, mignonnes certes mais pas indispensables (le ballon coincé dans la cabine téléphonique, la poupée démantibulée trouvée dans la rivière). Le film a de bonnes intentions qui se transforment en maladresses à certains moments.

En revanche, la première partie du film qui raconte la genèse du holp-up et comment les deux vont finalement accepter de faire équipe est elle plutôt bien vue et donne une certaine épaisseur aux personnages. Elle suit consécutivement les déboires, de Slater d’abord, ses efforts voués à l’échec de ré-insertion dans la société, sa violence à fleur de peau (dans la scène du bistrot par exemple), la bienveillance de sa femme Lorry (touchante Shelley Winters), tout cela ne fera pas fléchir sa destinée qui le fera finalement se joindre au projet de Burke. Salter est joué par Robert Ryan, un rôle de composition pour ce grand acteur qui joue un personnage raciste, lui qui a largement soutenu le mouvement des droits civiques. Ryan parvient a rendre son personnage, non pas sympathique mais au moins touchant.

Ingram quand à lui est joué par Harry Belafonte lui-même, c’est un personnage sympathique, charmeur, que presque tout le monde aime – seule son ex-femme, la mère de sa fille, sait à quoi s’en tenir même si elle ressent envers lui une certaine tendresse – , mais qui vit à la petite semaine, sans vraiment penser au lendemain ce qui va à la longue lui être fatal. Et la première partie du film de suivre les destinées miroir de ces personnages avant qu’il ne se rencontrent le temps du hold-up. Cette première partie qui plante le décor est à mon avis plus réussie que la seconde, celle du braquage proprement dit.

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Et la conclusion de ce braquage se joue dans une scène presque apocalyptique de course poursuite dans un complexe agrochimique, une scène qui m’a un peu laissé perplexe. Il était certes prévu une fin différente où Slater remettait son racisme dans sa poche et essayait de s’en tirer avec Ingram, mais on a décidé contre cette option et on a laissé la fin tragique – au sens grec du terme : tout cela était inéluctable, c’est le destin et c’était écrit dès la début du film -. C’est simple, cela se finit presque abruptement, j’aurais probablement souhaité un eu plus de fignolage pour une fin un peu moins couperet.

C’est une musique de jazz très efficace qui accompagne la film, signée John Lewis, pianiste du Modern Jazz Quartet qui a, excusez du peu, joué avant avec Charlie Parker. Lewis alterne avec subtilité musique douces et effet stridents lorsque le drame est sur le point de survenir. Le choix du jazz s’imposait pour une histoire comme celle-ci, associée comme l’est cette musique dans mon inconscient aux noirs et au racisme aux Etats-Unis.

Opinion mesurée en ce qui me concerne donc sur ce film malgré un évident potentiel sympathie. Un autre spectateur autrement plus glorieux que moi adorera le film et en fera un de ses films de chevet, un certain Jean-Pierre Melville, vous connaissez ? Quant à Robert Wise le réalisateur, ne vous faites pas trop de souci pour lui. Après Odds against tomorrow, il va se lancer dans un tout autre projet, complètement différent qui ne prendra vie que deux ans plus tard et qui aura un tout autre retentissement que le film du jour, il s’agit de West Side Story.

Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi

Les hommages au cinéma japonais ne s’arrêtent véritablement jamais dans les salles d’art et d’essai londoniennes. Voici que vient de débuter au Garden Cinema un cycle intitulé L’âge d’or du cinéma japonais (comprendre la période des années 50). Ce blog comporte déjà un certain nombre de chroniques sur certains de ces films mais ces projections vont permettre aussi de combler quelques manques. Et quel manque ce soir ! Le chef d’œuvre de grand Kenji Mizoguchi, Contes de la lune vague après la pluie, en japonais Ugetsu monogatari, sorti en 1953, chroniqué – enfin – sur ce blog.

Japon, XVIème siècle, dans le petit village de Nakanogō, près du lac Biwa (province d’Ōmi). La guerre civile fait rage entre les factions rivales affiliées aux seigneurs de la guerre qui s’entre-déchirent. La guerre n’est pas tendre pour les villageois, et pourtant, certains d’entre eux vont essayer de saisir ce qu’ils croient en être les opportunités : un potier, Genjuro, qui veut vendre le plus de ses céramiques possibles au marché de la ville voisine, la guerre faisant monter les prix, et qui va être aidé par son voisin Tobei, un paysan un peu fou qui ne rêve que d’une seule chose : devenir samouraï, même si il n’en a pas vraiment les moyens. Les deux femmes, Miyagi, femme de Genjuro et Ohama, la femme de Tobei s’opposent à ces idées de grandeur et souhaitent que leurs maris restent au village pour protéger leur foyer, mais cela n’a aucune influence sur les décisions des hommes qui décident de poursuivre leurs idées et d’aller en ville.

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Le film est tiré de deux nouvelles d’un recueil très célèbre au Japon, d’Ueda Akinari, sorti en 1776. Il s’agit principalement d’histoires de fantômes. Le film va en adapter deux de manière assez habile : La première s’appelle La maison dans les roseaux et raconte l’histoire d’un commerçant qui part pour la ville et y est bloqué pendant sept ans par la guerre civile et lorsqu’il revient, c’est sa femme (morte depuis) sous la forme d’un fantôme qui l’accueille, la seconde, L’impure passion d’un serpent, raconte l’histoire d’un jeune homme qui est attiré par une jeune femme, elle lui offre un sabre dérobé dans un monastère mais elle s’avère être un démon qui va poursuivre le jeune homme qui aura toute les peines du monde à s’en débarrasser. Ces deux histoires sont joliment mêlées par le scénariste habituel de Mizoguchi, Yoshikata Yoda pour en faire une histoire fascinante, un conte, avec des fantômes mais un conte moral qui n’est pas complètement déconnecté du Japon de son temps.

Le côté moral du conte, c’est celui de l’ambition dévorante, de la cupidité, de la soif de gloire des hommes – des deux personnages masculins du film – qui va mener à leur perte, non pas eux-mêmes mais des tiers, à savoir leurs femmes. Ugetsu est une charge violente contre cet hubris, cet individualisme, cette naïveté aussi qu’il attribue aux deux maris qui sont des personnages qui n’en sortent pas grandis.

L’immense vertu de ce film magnifique réside dans sa sublime cinématographie. C’est l’artiste Kazuo Miyagawa, déjà présent sur Rashōmon, qui est à la manœuvre. Les paysages, les décors de ce Japon médiéval sont minutieusement reconstitués, le village, la ville, l’intérieur des maisons, la cachette dans la montagne, le bordel et surtout, les scènes un peu irréelles sur le lac, tout nous transporte dans cette atmosphère d’époque que les réalisateurs japonais devenus les maîtres du jidaï geki, le film en costume, dominent si bien (il suffit de voir la Rome de pacotille des peplums occidentaux de cette époque pour s’en convaincre). Les traveling latéraux caractéristiques du cinéma de Mizoguchi contribuent à la fluidité du récit, le contraste de ce film en noir et blanc est d’une grande netteté (la copie que j’ai vue était d’excellente qualité) et surtout, last but not least, la musique envoûtante de Fumio Hayasaka, musique purement japonaise dite « geza » qui accompagne souvent les représentation de théâtre kabuki, achève de projeter le spectateur dans ce terrible XVIème siècle au Japon.

Mizoguchi est un artiste confirmé qui a obtenu un confortable budget – ainsi que pas mal de liberté pour filmer – de la Daei et a donc pu embaucher l’élite des acteurs japonais de l’époque. C’est la fidêle Kinuyo Tanaka qui joue Miyagi, la pauvre femme du potier Genjuro, ce dernier étant interprété par la grande star Masayuki Mori, l’acteur qui jouait le mari dans Rashōmon. Mais le rôle le plus fascinant de tout ce casting de premier ordre est sans conteste celui du troublant fantôme, Dame Wakasa, confié à une autre très grande actrice japonaise, Machiko Kyō qui jouait déjà l’épouse dans Rashōmon. Elle incarne donc un spectre, un personnage éthéré mais aussi, en même temps séduisant, un rôle de succube, une mante religieuse apparaissant très pâle à l’écran, grimée comme l’étaient les actrices du théâtre nô et qui va tenter de faire tomber les hommes, dont le naïf Genjuro, dans ses rets. Kyō, soutenue par dans son rôle par son inquiétant chaperon (Ukon, jouée par l’actrice Kikue Mōri) est magnétique dans ce film et apporte, quasiment à elle seule, la dose de surnaturel qui le rend si envoûtant.

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Maintenant, on ne peut pas non plus s’empêcher de penser que ce film raconte quand même les ravages de la guerre, la violence collective et physique des soldats (omniprésents dans le film) mais aussi la violence psychologique et individuelle des maris qui se soucient des préventions de leurs femmes comme d’une guigne, ce qui va finalement mener à la catastrophe. Ugetsu est un Mizoguchi atypique dans la mesure où ce ne sont pas les femmes (comme de la grande majorité de ses films de la maturité) qui en sont les personnages principaux – les hommes ont, en volume, un rôle plus important – mais ce sont elles qui souffrent et qui par leurs souffrances portent la morale du film, celle des horreurs de la guerre et les souffrances des populations, leurs souffrances. Certes nous sommes au XVIème siècle et il y a des fantômes partout, mais cette histoire devait sonner étrangement dans le Japon de 1953, huit ans après le second conflit mondial et son cortège d’horreurs.

Conte de la lune vague après la pluie sera le deuxième coup de tonnerre du cinéma japonais sur les écrans occidentaux, après la « bombe » Rashōmon trois ans plus tôt. Le film a été plébiscité par la critique et a reçu le lion d’argent à Venise en 1953 (le lion d’or n’a pas été décerné cette année là), alors qu’il n’a eu qu’un succès plutôt réduit au Japon. C’est un très grand film, à mon avis le plus beau de tous les jidaï geki (films en costume) japonais, au moins ceux que j’ai vus jusqu’à présent et une merveilleuse façon de débuter ce nouveau cycle sur ce cinéma japonais dont décidément, on ne se lasse jamais.

La solitude du coureur de fond (1962) de Tony Richardson

En cette fin d’année 2023, je me serais pas mal familiarisé avec la quintessence du cinéma anglais, qu’en fin de compte je connaissais assez peu. Le BFI a consacré un long cycle au duo Powell et Pressburger, le Garden Cinema a projeté six des Ealing Comedies et le Ciné Lumière, qui ne tenait pas, j’imagine, à être en reste a projeté cet après-midi un très beau film, symptomatique de son époque, au titre étrange : La solitude du coureur de fond (1962) du réalisateur Tony Richardson.

Colin Smith est un jeune homme issu d’un milieu populaire de Nottingham, dont le père est mourant et qui va se faire pincer après un vol et se faire envoyer dans ce qu’en Angleterre on appelle un Borstal, c’est à dire une maison de correction pour jeunes délinquants. Là, il être confronté à la violence et aux règles viriles qui règnent dans ce genre d’institution, mais ses qualités d’endurance, de coureur à pied, vont le faire remarquer du directeur qui va en faire son poulain pour tenter de gagner un cross où l’institution affronte une public school très chic.

Qui connaît les Angry young men ? Il s’agit d’un group informel d’écrivains et de dramaturges britanniques des années cinquante, en général issus des classes moyennes ou populaires, qui ont rejeté les expériences littéraires avant-gardistes d’avant-guerre pour revenir à un réalisme social très prononcé et assez marqué à gauche. Plus qu’un groupe, il s’agirait plutôt d’un mouvement car aucun d’entre eux ne s’en est jamais réclamé. L’écrivain Martin Amis est considéré comme un de leur chef de file, des grands noms de la littérature anglaise comme le dramaturge Harold Pinter ou le poète Philip Larkin y ont été associés. C’est la cas aussi de l’écrivain Alan Sillitoe, un homme né à Nottingham et qui publie en 1959 une nouvelle, La solitude du coureur de fond, qu’il contribuera à adapter en film avec Richardson trois ans plus tard.

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Et l’histoire du film rentre vraiment dans les thèmes chers aux angry young men. Colin est un représentant classique de cette classe ouvrière anglaise pauvre à laquelle on a seriné que les choses – après-guerre – allaient s’améliorer mais qui d’une part, n’ont par remarqué d’augmentation considérable de leur budget, et d’autre part n’ont pas non plus vu le moindre changement dans leur situation non financière : les conditions de travail font que ces malheureux se tuent au travail bien plus rapidement que ceux qui les exploitent et ils sont toujours victimes du même mépris de classe séculaire qui lui n’a pas du tout évolué. Il en résulte, chez eux, une intense colère qui se matérialise certes chez Colin mais aussi surtout chez sa mère lorsque est confrontée à la police ou, encore mieux, à la personne qui lui verse la prime d’assurance due après la mort de son mari.

Le film commence quand Colin arrive au Borstal et après se développent deux histoires parallèles : sa vie en prison et comment il va se faire remarquer pour ses qualités de coureur, et le flashback sur sa vie d’avant, sur le milieu dont il est issu et comment il en est arrivé là. Cette partie est particulièrement touchante, on y voit la famille (nombreuse, quatre enfants) de Colin, son père mourant, sa mère courageuse qui tient le foyer à bout de bras, le nouvel amant de sa mère que Colin n’aime pas, le miracle de l’achat d’une télévision, ses escapades avec son pote et la très touchante scènes où ces deux là s’offrent une virée romantiques au bord de la mer avec leurs copines respectives. Sillitoe et Richardson brossent à petites touches et de façon réaliste un portait vivant de cette jeunesse là, une jeunesse qui n’est pas misérable, ni brimée (on n’est ni chez Dickens, ni chez Ken Loach), une jeunesse simplement pauvre.

La deuxième partie consiste en une prise de conscience progressive de Colin que ce qu’il prenait comme de la gloire personnelle tombant sur ses épaules du fait de son exploit sportif sert peut-être aussi d’autres intérêts comme celui de l’institution et de son paternaliste directeur – joué par le très anglais et excellent Michael Redgrave – qui acquerrait grâce à lui un certain prestige. Et Colin, snobé par ses camarades qui le voient à raison comme le chouchou du directeur, de se poser la question si il veut contribuer à cela. Le film a été parfois qualifié de « coming of age » film, c’est à dire de film d’initiation, cela me paraît un peu fort, en revanche, je reprends facilement à mon compte le slogan sur l’affiche du film : « you can play it by the rules… or you can play it by ear – what counts is that you play it right for you… », autrement dit une (rare) occasion pour Colin de s’affirmer, de faire preuve de libre-arbitre, de s’affranchir de certaines tutelles si il en fait le choix et bien sûr en faisant face aux conséquences. Une sorte de mini ode à la liberté pour ce jeune homme vivant dans une société de classe assez cloisonnée.

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Ce jeune homme, c’est l’acteur Tom Courtenay, jeune acteur de l’académie royale d’art dramatique dont c’est le second rôle au cinéma, une prestation qui lui vaudra un BAFTA (les Césars anglais) du meilleur jeune acteur. Il faut dire qu’il se glisse parfaitement dans la peau de ce jeune homme peu expansif, assez brimé à l’intérieur et qui use de la course à pied comme un exutoire à ses frustrations. Une beau rôle pour un acteur qui parvient sans effort à susciter l’empathie pour ce petit voyou au visage triste et à la destinée somme toute peu enviable.

L’ensemble est filmé dans un très beau noir et blanc qui colle bien à cette atmosphère de prison d’un côté, de cité ouvrière de l’autre et installe cette impression de vague à l’âme qui ressort du film. Certains plans sont très joliment filmés très près du visage des acteurs – mention spéciale pour les scènes en amoureux et l’escapade au bord de la mer – avec une musique adaptée à l’ambiance de la scène, jazzy pour les scènes de virée heureuse, cantiques sur des scènes de brutalité. Une histoire touchante servie par des choix techniques et esthétiques irréprochables. De la belle ouvrage.

Le film n’a pas obtenu de grand succès public à sa sortie mais la postérité lui a fait meilleur accueil et c’est maintenant considéré comme un classique du cinéma anglais de cette époque. C’est un film précurseur d’un certain cinéma social qui connaîtra une grande efflorescence outre-manche pendant et après la période thatchérienne et qui je dois bien l’admettre, m’a plus séduit par sa retenue, par son côté naturaliste – et non militant – que certains de ses avatars des années futures.

L’île rouge (2023) de Robin Campillo

Le Ciné Lumière se fend en ce moment du dernier film français distribué en Angleterre, d’un cinéaste placé assez haut dans mon panthéon personnel, qui a monté et scénarisé certains des films du grand Laurent Cantet, et surtout qui a réalisé le magnifique 120 battements par minutes, dont ce blog a dit le plus grand bien : il s’agit de Robin Campillo, et voilà donc que j’ai pu voir son nouveau film : L’île rouge, film sorti en 2023.

Thomas est un gamin (français) de huit ans, en 1970, qui vit à Madagascar. Fils d’un adjudant de l’armée de l’air, il vit dans les baraquements attenants à la base aérienne, avec sa mère, Colette, femme au foyer, et ses deux frères. Son père est un militaire brutal qui entend que ses enfants ainsi que sa femme lui obéissent au doigt et à l’œil, la famille vit en vase clos avec les autres familles d’expatriés de la base sans aucun contact avec les locaux, sauf quand les soldats sortent voir les prostituées. Et dans cet univers étouffant, les tensions vont faire surface.

Campillo est un homme né en 1962 (qui avait donc neuf ans en 1970), fils d’un adjudant de l’armée de l’air et qui a passé une partie de son enfance à Tananarive ce qui colle parfaitement, vous l’aurez remarqué, au synopsis esquissé ci-dessus. Autant dire qu’il y a de toute évidence une certain dose d’autobiographie dans ce récit, je ne saurais pas faire la part entre le réel et la fiction mais il est clair que les anecdotes du film sont de première main.

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Maintenant le film …. je n’ai pas vraiment saisi ce qu’il racontait. C’est un film un peu patchwork, utilisant différents modes de narration, différents tons qui n’infusent pas vraiment l’un avec l’autre, ce qui m’a d’abord dérouté et puis, finalement énervé, car ces narrations ne sont pas toutes bonnes, loin de là. Autant le dire tout de suite, je n’ai pas du tout aimé ce film dans lequel j’ai distingué quatre – rien moins que quatre – fils narratifs tirés à hue et à dia, sans beaucoup de cohérence. Décrivons les par le menu.

Premier récit, l’épisode domestique, la vie dans cette communauté cloîtrée dans son compound et les tensions qui ne tardent pas à affleurer. L’adjudant Robert Lopez est un sale con – et cela même avec les critères de l’époque où la femme était beaucoup moins libérée que maintenant -, jaloux comme un pou (et cela sans raison), sans une once de psychologie envers sa femme et ses enfants et cela va inévitablement amener les conflits. Ces conflits sont remarquablement filmés et font monter la tension aussi chez le spectateur (j’insiste là-dessus car c’est le seul point positif que j’ai a exprimer sur le film). Campillo filme ces moments avec beaucoup de métier, le scène du couscous au tout début esquisse les tensions à venir, la scène de la soirée dansante est terrifiante, la soirée d’anniversaire de Colette ou le repas sur la plage font peur, un montage serré, une caméra toujours bien placée avec gros plans sur les visages des acteurs (excellent Quim Gutiérrez jouant Lopez et Nadia Tereszkiewicz jouant Colette) rendent certains moments de ce film angoissants et le délitement du couple principal palpable. Le seul problème si j’ose dire est qu’on ne va jamais jusqu’au bout : la drame est soit esquivé comme pour la soirée d’anniversaire ou le lendemain tout est oublié, soit hors champ comme les ruptures (entre Bernard et Odile qui ne nous est que racontée ou entre Lopez et Colette qui nous est annoncée lors de la scène de la photo), le soufflé qui avait pourtant si bien monté retombe comme il est venu. C’est un peu dommage mais il n’empêche que les montées d’adrénaline générées par ces scènes de famille sont à mettre au crédit du film.

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La deuxième approche utilisée par le film, et celle de l’enfance et de la découverte progressive du monde des adultes par les yeux de Thomas. Je la trouve personnellement ratée, je n’ai pas trouvé le personnage de Thomas crédible. C’est un enfant mutique, qui n’obéit pas à son père, autoritaire et violent, et pourtant ne se prend jamais une baffe. C’est un gamin qui est tout le temps au bon endroit pour surprendre les conversations des adultes qu’il n’aurait pas dû entendre. Il se planque derrière les bambous pour mater les amoureux qui se bécotent, il regarde et entend la consultation médicale par la fenêtre, il est toujours caché dans sa caisse pour écouter les discussions dans le jardin, il regarde ce qui se passe pendant la soirée à travers une fenêtre parfaitement opaque mais comprend tout à tel point que sa mère le gronde, il se « cache » sous la table lors du dîner sur la plage pour surprendre les conversations sans être découvert : franchement cela fait un peu beaucoup. L’idée est de nous faire comprendre ce qui se passe à travers les yeux de cet enfant et pour être au courant de certaines choses, il faut bien qu’il soit présent alors qu’il n’aurait pas dû l’être, et d’ailleurs le rôle de la petite fille, son amie, est purement utilitariste et ne sert qu’à nous faire comprendre d’autres événement ayant lieu hors champ. Le procédé est cependant lourd, peu crédible, et m’a semblé pour tout dire assez raté.

Encore plus raté, les scènes de Fantômette. Oui, Fantômette, l’héroïne de Georges Chaulet publiée à la bibliothèque rose ! Le petit Thomas et sa copine sont des fans, c’est d’ailleurs cela qui les rapproche, de cela rien à dire d’autant plus que c’est de la littérature enfantine d’époque, mais est-ce une raison pour insérer au milieu du film des scènes avec une esthétique à la Disney, illustrant une aventure de Fantômette, pourchassant les voleurs, arrêtant les bandits à l’aide de coups de pied, de prises de karaté et de galipettes. Il s’agit probablement d’en rajouter un couche sur le thème de l’enfance et de justifier l’ubiquité de Thomas que je viens d’évoquer par le fait que « Fantômette est celle qui voit tout sans être vue » mais cela ne suffit pas, et cela ne justifie pas l’esthétique assez moche et le côté un peu ridicule de ces scènes reconstituées.

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Donc voilà, autant dire que j’étais plutôt déçu lorsque le film touchait à sa fin et pourtant, je n’avais encore rien vu. A vingt minutes de la fin du film, les dialogues (jusqu’à présent intégralement en français) se font en malgache, avec sous-titres, tous les personnages blancs soit s’endorment, soit disparaissent pour laisser places aux personnages malgaches qu’on n’avait jusqu’à présent qu’entrevus. Même Fantômette, à qui on intime (en malgache, langue qu’elle parle visiblement couramment) l’ordre de déguerpir, obtempère. Et le film de se conclure sur une bonne vieille diatribe lourdement anti-colonialiste qui n’a absolument rien à voir avec la choucroute. On assiste, sur le mode documentaire, sans aucun effet de cinéma, à trois discours d’opposants au régime fraîchement libérés du bagne : le premier sur l’attitude néo-coloniale du gouvernement malgache de l’époque qui a conservé le français comme la langue d’éducation, le deuxième en citant dans le texte une déclaration du général Galliéni – hors contexte bien évidemment – qui n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler (avec le vocabulaire de maintenant) « décoloniale », et le troisième en évoquant bien sûr les atrocités commises par l’armée française lors de la rébellion de 1947. C’est parfait, Campillo a coché les cases qu’il faut pour souscrire à l’esprit du temps et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne s’est pas foulé pour l’intégrer dans son scénario. Cette partie là, son côté sentencieux, condescendant m’a vraiment ulcéré. Je n’ai vraiment pas besoin d’une séquence lourdingue à la fin d’un film au demeurant pas terrible pour être révolté par l’épisode colonial à Madagascar. Pour cela, un bon vieux reportage sur ARTE suffit (c’est d’ailleurs comme cela que j’ai découvert les horreurs de la répression de la rebellion de 1947 est cela a eu beaucoup plus d’impact que les vignettes plaquées de Campillo). Et le film se termine ainsi, comme une fleur, sur le mode plus politiquement correct que moi tu meurs en ayant titillé – attitude salutaire, sans aucun doute – la mauvaise conscience néo-coloniale qui devrait sommeiller en chacun d’entre nous.

Voir un film qu’on n’aime pas, ou encore mieux, qui nous énerve, a beaucoup d’inconvénients mais au moins deux avantages : d’abord, on a beaucoup de choses à dire et on peut donc écrire un post finalement assez long en un temps record, et ensuite, écrire ce post défoule, et on peut aller se coucher un peu apaisé. C’est probablement ce que j’ai vais aller faire en tentant d’oublier cette séance et d’espérer que les distributeurs anglais choisiront à l’avenir de projeter en « general release » des films français un peu moins sentencieux et dont la naïveté, la bien pensance du message, vole un peu plus haut que les niveaux bibliothèque rose.

Viridiana (1961) de Luis Buñuel

Avant dernier film que je vois du cycle consacré à Luis Buñuel au Garden Cinema avec ce soir une pièce de choix : le film du réalisateur qui a eu le succès le plus retentissant à sa sortie en salle – pour des raisons que je vais expliquer -. Voici donc de que je pense de Viridiana, un film de 1961.

Viridiana est une jeune femme qui s’apprête a prendre le voile mais qui est, juste avant de prononcer ses vœux, incitée à rendre visite une dernière fois à Don Jaime, son oncle, un homme solitaire vivant dans une grande ferme décatie à la campagne. Elle s’y rend un peu à contrecœur. Son oncle est en fait un homme brisé, en deuil de sa femme morte le soir de sa nuit de noce, femme qui ressemble de façon troublante à Viridiana. Jaime éploré supplie la jeune fille d’enfiler la robe de mariée – ce qu’elle fait – et va la droguer pour se prosterner devant elle et être même à deux doigts de la violer, ce qu’il ne fait pas. Le lendemain, il avoue sa faute à une Viridiana horrifiée, qui part sur-le-champ pour revenir au couvent. Arrivée au village, les gendarmes la ramènent chez son oncle pour qu’elle constate que le pauvre homme, torturé par le désir et le remords s’est pendu à un arbre du jardin. Il n’est plus question pour Viridiana de rentrer au couvent et elle s’installe pour la maison de son défunt oncle pour la transformer en maison de charité et y accueillir les mendiants du coin.

A la fin des années cinquante, Luis Buñuel, qui vivait depuis quinze ans au Mexique, reçoit une sollicitation aussi étrange qu’alléchante : de jeunes réalisateurs espagnols, qui vivaient toujours sous le joug franquiste, désireux de secouer autant que faire se peut le cocotier et de réaliser des films sociaux (Carlos Saura fut l’un d’entre eux) invitent ou suggèrent à Buñuel de réaliser un film dans son Espagne natale, espérant faire de lui un chef de file. Ce dernier accepte, et Franco qui, à l’époque, souhaite ouvrir son pays au monde et lui donner une image moderne (il y a du boulot) aussi. C’est le grand retour de l’enfant prodigue, non seulement dans son pays mais aussi dans son Aragon natal, puisque c’est là qu’on a tourné. Un retour qui ne durera que le temps d’un film.

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Le projet de Buñuel est de s’inspirer pour la deuxième fois après Nazarín, d’un récit de l’écrivain espagnol du XIXème siècle Benito Pérez Galdós, intitulé Halma et assez largement modifié. Pour planter le décor, il s’est en revanche abondamment servi des codes culturels de son pays l’Espagne. Ce sont les hautes plaines de la meseta aragonaise avec une de ses grandes haciendas qui sert de décor au film, les mendiants qui viendront molester Viridiana semblent tout droit sortis d’un tableau de Goya et lorsque Jorge, le fils de Jaime qui visite la maison, s’afflige qu’elle « n’ait pas été entretenue pendant 20 ans », comment ne pas penser que cette réflexion s’applique au pays tout entier, l’Espagne, guère mieux traité que la ferme de Jaime.

Comme Nazarín était une figure christique, Viridiana est une figure mariale qui va finir comme lui par perdre la foi et elle va y parvenir par un cheminement exactement inverse à celui de Nazarín : autant ce dernier a remis ses croyances en questions après avoir rencontré des gens bons, autant c’est la confrontation avec des gens mauvais – les mendiants – qui va faire franchir le pas à Viridiana. L’histoire est d’ailleurs assez singulière pour un film de Buñuel. Il exhibe les mauvais instincts non pas des bourgeois mais des pauvres, de ces pauvres hideux, diaboliques qui mordent la sainte main – celle de Viridiana, une main bourgeoise – qui leur a donné à manger et qui, malgré les injonctions, ne manifestent aucune solidarité de classe les uns envers les autres. Pas plus que les bourgeois du film à venir – L’ange exterminateur – les pauvres ne sont capables du s’unir pour lutter contre l’adversité et réaliser quelque chose ensemble.

C’est un film violemment mais aussi subtilement anticlérical. Violemment parce que la critique est sans appel, subtilement parce que, d’une part le film s’abstient de la méthode classique i.e. montrer en plein écran des religieux que le public haïrait (prêtres libidineux, inquisiteurs sadiques, confesseurs tout-puissants), mais surtout parce que le film montre, au contraire, des braves gens – Viridiana -, des croyants honnêtes et fervents qui font tout ce qu’il faut pour vivre en bon chrétien mais qui en fin de compte se font avoir avec en creux, le message qu’ils auraient dû faire comme Jorge, ne pas perdre leur temps avec la religion et mener une vie de jouissance.

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Le film est, pour l’époque, sulfureux, en tout cas très provocateur. Les symboles chrétiens sont maltraités, la vénérable couronne d’épine qu’on nous montre ostensiblement au début finit dans les flammes et surtout, la très célèbre scène du film où les mendiants veulent prendre une photo souvenir de leur orgie dans la grande maison et adoptent des poses qui sont très exactement les poses des apôtres dans La cène de Léonard de Vinci, a considérablement choqué les milieux catholiques. On pourra aussi mentionner la fin : l’abandon de la foi par Viridiana ne se matérialise pas par une apostasie discrète mais par une scène en grande pompe où elle enlève son fichu, détache ses cheveux (et mon dieu que l’actrice Silva Pinal est belle dans cette scène là) et va s’abandonner à son demi-frère jouisseur, la beau Jorge. C’est violent, radical, à mon avis un peu trop. Le film jusque là avait su garder une juste mesure pour dézinguer l’église sans trop le montrer, cette provocation là est à mon avis trop brutale, la tempérance qui avait été celle du film jusqu’à présent n’est plus de mise.

Sulfureux, provocateur, le film l’est certes, mais il ne faut pas le réduire à cela. Pour son retour en Espagne, Buñuel nous gratifie d’une cinématographie absolument magnifique, d’un noir et blanc parfaitement maîtrisé. D’un côté, nous avons des scènes claires, lumineuses, qui évoquent un peu le paradis, tournées souvent à l’extérieur, sous le soleil, avec les cheveux très blonds de Viridiana, ainsi que d’autres lorsqu’elle porte la robe de mariée. Le film a aussi un côté sombre avec un éclairage contrasté lorsqu’interviennent les mendiants avec leurs visages tannés et inquiétant et surtout quand on entre à l’intérieur de cette maison où tant de choses pas très catholiques vont se passer. La robe de mariée y est aussi portée mais cette fois par les mendiants et elle n’est plus blanche du tout mais complètement souillée. Je pense franchement que le cinéma de Buñuel n’est jamais aussi beau que lorsqu’il tourne en noir et blanc, et Viridiana représente à mon avis le sommet de son art. Lorsque deux ans plus tard, avec Le journal d’une femme de chambre, il va abandonner presque définitivement cette option, je pense personnellement que son « âge d’or » (sans jeu de mot) est derrière lui.

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Et, cerise sur le gâteau, le casting du film est lui aussi de première classe. C’est la sublime Silvia Pinal qui interprète le rôle titre. Pinal est une actrice mexicaine, accessoirement femme du producteur du film Gustavo Alatriste dont elle aura une fille deux ans plus tard prénommée Viridiana. Elle a donc suivi le réalisateur en Espagne pour ce qui reste son rôle le plus magistral, celui qui aura laissé une empreinte durable dans le cinéma mondial. Pinal joue cette très belle, trop belle jeune femme, profondément religieuse, dont en fait la religiosité n’a d’égal que la naïveté. Elle se croit responsable de la mort de Jaime et c’est cela et sa décision de rester à la ferme qui va sceller son destin. Elle est inquiète mais aussi volontaire, ne cédant à aucune tentation et Pinal incarne toutes les facettes de ce personnage avec le même talent. Le changement brusque induit par la fin et les réserves que j’ai exprimées à ce sujet sont dues au scénario et non au jeu de l’actrice. Pinal est secondée par deux acteurs espagnols, fidèles compagnons de Buñuel et eux aussi au sommet de leur art : Fernando Rey, son acteur fétiche dans le rôle de l’oncle Jaime, veuf inconsolable, amoureux transi, frustré et névrosé qui le conduira au suicide et à l’inverse, le beau gosse Francisco Rabal, qui va hériter de la maison, volontaire, entrepreneurial, fonceur, athée et surtout hédoniste aux antipodes du rôle qu’il tenait dans Nazarín lors de sa précédente collaboration avec Buñuel.

Alors que Buñuel donne le dernier tout de manivelle au film, la censure espagnole avait déjà exigé que la fin fût modifiée. En fait le film se terminait lorsque Viridiana entrait dans la chambre de Jorge et que celui-ci congédiait alors manu militari sa maîtresse du moment, la servante Ramona, pour faire place nette à Viridiana. D’où la fin actuelle : Viridiana entre chez Jorge, et les trois, Jorge, Ramona et elle commencent une partie de carte (prélude de tout évidence à un ménage à trois même si rien n’est montré). La censure n’a rien vu et a approuvé cette fin alternative tout aussi sulfureuse sinon plus et Buñuel, sentant le danger, a, une fois l’imprimatur obtenu, quitté l’Espagne toutes affaires cessantes en cachant les bobines de son film qu’il voulait mettre en sécurité en France. Le film a été présenté à Cannes, en sélection officielle et n’a remporté rien moins que la palme d’or – palme partagée avec un film tout à fait mineur, Une aussi longue absence d’Henri Colpi, on se demande bien pourquoi -. Le soir de la remise des récompenses, un journaliste de l’Osservatore Romano, le journal du Vatican, a vu le film et surtout a vu ce que le comité de censure n’avait pas vu du tout : son côté blasphématoire et anticlérical. Il se fend d’un article incendiaire qui décille les yeux de la censure espagnole qui, furieuse d’avoir été bernée, interdit le film de projection. Le film ne sera pas projeté en Espagne avant 1977, seize ans plus tard, deux ans après la mort de Franco.

Tout ça pour ça, pour un film somptueux, un film qui est probablement mon film préféré de la deuxième partie de carrière de Buñuel (je connais mal sa période mexicaine). Un grand film, projeté dans la salle pleine d’afficionados comme moi du Garden Cinema, un public qui voit approcher avec une pointe de regret la fin de ce salutaire cycle Luis Buñuel dont la plus brillante pépite nous a été montrée ce soir.

Les tontons flingueurs (1963) de Georges Lautner

Séance très spéciale ce soir lors d’un séjour en France où j’ai eu l’occasion de passer deux heures le dimanche après midi au cinéma Mac Mahon (Paris XVIIème) avec le film qui passait à ce moment là. Et quel film! Les tontons flingueurs, le film culte de Georges Lautner (1963). Le film a été introduit par le directeur du cinéma avec quelques anecdotes savoureuses de première main (que je vais mentionner ici). En effet, comme la règle à laquelle je me suis astreint pour ce blog est de ne chroniquer que des films vus sur grand écran … eh bien voici ce que j’en pense.

Fernand Naudin est un entrepreneur de machines agricoles résidant à Montauban, soudainement rappelé à Paris par un vieil ami à lui : Louis, dit le mexicain. Ce dernier règne sur un empire de la pègre comprenant cercle de jeux, prostitution, alcool frelaté et est à l’article de la mort. Il souhaite désigner son successeur, Fernand donc, à charge pour lui de faire fructifier ses affaires pour surtout subvenir aux besoins de sa fille Patricia et lui assurer une bonne éducation. Fernand, n’a pas d’autre choix que d’accepter devant son ami mourant, à contrecœur, et au grand déplaisir des lieutenants du mexicain qui espéraient bien prendre du galon à l’occasion de la succession.

Le scénario de ce film légendaire et loufoque, est tiré d’un vrai polar, signé d’un spécialiste du genre : Albert Simonin. C’est le troisième volet de la trilogie dite de « Max le menteur ». Le livre sur lequel est basé le scénario s’appelle Grisbi or not grisbi, il suit Touchez pas au grisbi et Le cave se rebiffe, deux ouvrages portés à l’écran respectivement en 1954 par Jacques Becker et 1961 par Gilles Grangier. Le scénario va cependant différer considérablement de son ouvrage de référence et cela avec l’imprimatur de Simonin puisque ce dernier participe à son écriture. Outre le ton – le côté « policier » du film est inexistant, le film est une pure comédie -, Fernand (alias Max le menteur) n’est chargé dans le livre que de prendre la succession des affaires du mexicain (et quand même d’assurer une rente à sa femme) et les personnages des jeunes gens, Patricia, son fiancé Antoine, ont été crées pour l’occasion.

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Au début, tout semblait simple. Dans les deux précédents opus de Simonin portés à l’écran, le rôle principal avait été confié à Gabin. Et ce dernier avait de surcroît accepté de rempiler donc tout allait bien. Il s’apprêtait à venir et allait imposer son équipe de techniciens attitrés avec lequel ils souhaitait tout le temps tourner. Oui mais voilà. Lautner, le petit jeune à qui on avait confié la réalisation, avait lui aussi son équipe et n’a jamais voulu la remplacer par celle de Gabin. Personne ne voulant céder, la solution s’est imposée : exit Gabin. Inutile de dire que les pontes de la Gaumont n’ont pas été très contents et qu’il a fallu toute la force de persuasion d’Alain Poiré, un de leurs producteurs qui a soutenu Lautner jusqu’au bout, pour qu’ils acceptent de financer le film, après avoir étalé les risques en associant des maisons de production allemandes et italiennes au projet. La Gaumont se souviendra de ce coup bas au moment de la sortie du film. Nous qui connaissons la fin de l’histoire, on sait que c’est Lino Ventura qui a remplacé Gabin – c’est Audiard qui l’a imposé – et que on n’imagine absolument personne d’autre pour incarner ce personnage là mais à l’époque, alors que Ventura n’était qu’un acteur qui monte et non pas un monstre sacré, ce choix n’avait rien d’évident.

Les dialogues. On a déjà tout dit sur les dialogues et certains d’entre nous – dont moi – les citent dans le conversation courante. Ils sont signés Michel Audiard bien sûr et ce dernier s’en est, comme on le sait, donné à cœur joie. Ils sont merveilleux, déclamés par des acteurs non moins merveilleux – les gangsters bien sûr mais aussi l’excellent Claude Rich – et certains de ces acteurs sont d’ailleurs des familiers de cette prose fleurie et loufoque. En particulier des gens comme Bernard Blier ou Francis Blanche qui, sans avoir co-écrit les dialogues – il ne faut pas exagérer – en auraient inspiré quelques uns. Le « touche pas au grisbi salope » (qui reprend le titre du premier roman de la trilogie) aurait été inventé par Francis Blanche.

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Le casting est non seulement royal mais aussi parfaitement distribué. Ces acteurs là font preuve d’un talent fou mais aussi forment une troupe, jouent ensemble sans cabotinage aucun, uniquement pour servir le scénario de Simonin et les dialogues d’Audiard, soigneusement distillés en fonction des personnalités de chacun. Alors on a Lino Ventura bien sûr (Fernand Naudin), Bernard Blier (Raoul Volfoni), Francis Blanche (maître Folace), Jean Lefebvre (Paul Volfoni), Robert Dalban (le majordome), et le formidable Claude Rich (Antoine Delafoy petit ami de Patricia). D’autres acteurs sont choisis au titre des contributions étrangères au casting des sociétés de production partenaires : Sabine Singen, la petite amie du producteur allemand joue Patricia (elle ne parle pas un mot de français et aura du mal à s’intégrer à la troupe), Horst Frank, autre acteur allemand qui joue le glaçant gérant de la distillerie au look nazi et enfin un acteur italien très stylé que je trouve délicieux dans ce film : Venantino Venantini qui joue Pascal le porte-flingue de Ventura. Lui s’intégrera parfaitement au groupe et nouera une profonde amitié avec l’autre italien du casting : Lino Ventura.

Et une ultime anecdote pour en finir avec le casting. Le porte-flingue de Théo est joué par l’acteur Henri Cogan. Et en 1950, ce même Henri Cogan, catcheur de son état, a cassé, lors d’un combat, la jambe de son adversaire, un certain Lino Ventura. Ce dernier a dû abandonner sa carrière de catcheur et s’est tourné en désespoir de cause … vers le cinéma. On connaît la suite ! Le film se termine d’ailleurs par une scène de bagarre entre ces deux là, sorte de revanche de leur combat d’antan.

Lautner est un réalisateur qui sait très bien jouer du montage. C’est un homme qui n’aime pas les plans séquence et privilégie les gros plans, un choix judicieux pour ce genre de film lorsqu’on dispose de « gueules » comme celles de Ventura ou de Blier. Le tournage s’est terminé avec 650 plans ce qui est énorme, un film d’époque classique en contenant environ 300. Le fait de resserrer ou de desserrer le montage permettait au réalisateur d’adapter le rythme de son film comme il le souhaitait.

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La musique est signée du grand Michel Magne qui explique à un Lautner emballé qu’il songe à une musique basée sur les quatre notes du bourdon de Notre Dame, déclinées à absolument toutes les sauces : classique (le soi-disant morceau de Corelli), romantique, yé-yé et même marche nuptiale ou cantique lors du mariage à la fin. Cela paraît dingue mais pas tant que cela (Nino Rota aussi n’utilise que quatre notes dans le thème de La strada) et en fin de compte c’est assez génial. On rigole parfois lorsqu’on reconnaît ces orchestrations dans les situations les plus incongrues et finalement, leur variété colle assez bien au comique du film.

La Gaumont n’a absolument pas parié sur le film qui n’est sorti que dans trois salles à Paris, un nombre qui est allé croissant au fur et à mesure que s’affirmait le succès – je devrais dire le triomphe – du film s’est affirmé. Il fera finalement 3,3 millions d’entrées. 1963, c’est l’année de la sortie de films comme Le mépris (1,6 millions d’entrées) ou Le doulos (1,5 million d’entrées) mais les réalisateurs les plus bancables s’appellent, dans l’ordre Henri Verneuil, André Hunebelle et Georges Lautner. C’est comme ça, en tout cas à l’époque! La suite est souvent moins rose pour les triomphes d’un jour et certains de ces films ou réalisateurs passent mal l’épreuve du temps. Pour Les tontons, cela n’a pas vraiment été le cas. Donnons simplement la parole à Lautner dans une anecdote glanée dans l'(excellente) émission de radio Travelling. Thierry Frémeaux avait invité Lautner – qui s’est fait accompagner par Venantino Venantini – pour une projection de son film dans les arènes de Fourvière à Lyon sur un écran gigantesque, sur lequel on avait montré Gladiateur (la veille) avant 2001 L’odyssée de l’espace (le lendemain). Lautner s’est un peu demandé ce que son film faisait là mais il a vu les arènes se remplir petit à petit : trois mille personnes presque toutes plus jeunes que le film. Et lors de la projection … eh bien tout le monde riait, souvent à l’avance vu que le public connaissait les répliques par cœur et Lautner s’est fait acclamer à la fin par tout ces jeunes qui lui ont lancé les coussins sur lesquels ils s’étaient assis dans les arènes. A ce moment, Lautner s’est pris pour « un chanteur de rock » (sic!). Voilà! Et au Mac Mahon dimanche dernier, il n’y avait pas Lautner, il n’y avait pas trois mille personnes et on n’a pas jeté de coussins mais à part ça, c’était tout pareil. Et moi, j’étais dans la salle, à boire ces images, ces acteurs, ces dialogues pour un film qui, quoiqu’en disent certains fâcheux, parvient toujours à envoûter un public, dont je fais partie, conquis d’avance.

Le Japan film Festival 2024

Et c’est reparti pour un tour, pour un nouveau marathon cinématographique causé par le festival du film japonais (le Japan Film Festival) de cette année 2024. Comme d’habitude, il s’agit de projeter beaucoup de films japonais récents et dont en général, personne n’a jamais entendu parler en occident. Il a lieu comme il se doit à l’Institue of Contemporary Arts (ICA) et ce post va se composer de monographies sur chacun des films vus pendant le festival avec un résumé et en gros ce que j’en pense, ainsi qu’une note (sur 10). J’aurais vu en tout 17 films, 15 sont chroniqués succinctement dans ce post et deux dans des posts spéciaux.

Twilight Cinema Blues (2022) de Hideo Jojo (9/10): Le festival cette année commence très fort avec ce film là. Trois clochards se rencontrent dans un centre qui essaie de leur faire faire les démarches pour toucher une sorte de RMI (les gens du centre sont en fait des escrocs voulant subtiliser une partie des allocations). L’un, Sato, est un alcoolique lunaire et libertaire amoureux du cinéma et surtout du film Casablanca, un autre, Kajiwara, est le directeur d’un petit cinéma perclus de dettes et il propose au troisième, Kondo, de le faire dormir dans la salle de projection en échange de faire l’homme de ménage au cinéma. En fait, Kondo a été dans une ancienne vie réalisateur mais il a tout quitté, sa femme (et actrice fétiche), sa vie d’avant pour disparaître après le suicide inexpliqué de son assistant directeur et ami, puis de se clochardiser. Et c’est lorsqu’on découvre par hasard le dernier film de Kondo sur son ordinateur, en partie monté, que tout les gens qui aiment ce petit cinéma d’art et d’essai décident de tenter une opération de la dernière chance pour le sauver et organiser pour son soixantième anniversaire un grand gala, en y projetant le film de Kondo enfin achevé. Dans le Japon d’aujourd’hui, les petits cinéma d’art et d’essai se meurent et ce film bouleversant est une magnifique ode à ces derniers, aux gens courageux qui essaient de les faire vivoter ainsi qu’aux soutiers du cinéma, aux réalisateurs ignorés, aux scénaristes dont personne ne veut ou aux acteurs de seconde zone, ainsi qu’à plein d’autres personnages secondaires. C’est une film très émouvant, parfois drôle, nostalgique et qui a l’intelligence de ne pas se terminer en une happy end dégoulinante (on ne sait pas ce que le cinéma va advenir mais au moins ces gens là auront fait ce petit bout de chemin ensemble). Un très beau film pour un départ du festival – pour moi – en fanfare.

Sabakan (2022) de Tomoki Kanazawa (9/10): Takaaki est un écrivain en galère, divorcé de sa femme, ne voyant sa petite fille qu’épisodiquement, sommé par son éditeur de faire le nègre pour des influenceurs, qui finit par essayer de se remettre à la littérature et de s’atteler à un roman sur un souvenir d’enfance. A l’été 1986, à Nagasaki, Takaaki est un gamin de dix ans doué en japonais à l’école qui vit chez une famille aimante bien qu’un peu déjantée. Sa classe s’est trouvé une tête de turc, Kenji, un autre gamin taciturne dont les élèves se moquent car la maison où il habite a un aspect misérable. Un beau jour, Kenji propose à Takaaki – en fait il le force – de partir en virée sur son vélo pour aller voir les dauphins. Un long périple jusqu’à L’île Boomerang, où les deux enfants ne verront aucun dauphin mais dont ils reviendront avec pleins de souvenirs de rencontre – avec des loubards, avec une belle et mystérieuse jeune pêcheuse – et surtout avec une belle amitié indéfectiblement cimentée. Tellement d’ailleurs que Kenji finit par oser inviter Takaaki chez lui et que ce dernier découvre l’envers du décor : Kenji est le fils d’un pêcheur qui est mort, c’est l’aîné d’une fratrie de six qui a ses frères et sœurs à charge lorsque sa mère est partie travailler pour subvenir aux besoins de la famille, c’est à dire à peu près tout le temps, y compris certaines nuits. Un film qui commence comme un beau film, un peu naïf mais très tendre avant que, au milieu c’est à dire au retour du trip, les éléments se mettent en place et que le film devienne bouleversant. Une belle histoire d’enfance, d’amitié, de découverte de la misère et l’adversité, tantôt émouvante, tantôt drôle voire loufoque (les parents de Kenji qui hurlent tout le temps, le maraîcher aux oranges), bien filmée avec des images magnifiques de la baie de Nagasaki, qui tombe juste, tellement juste qu’on ne remarque même pas les quelques effets un peu faciles. J’ai entendu quelques sanglots dans la salle vers la fin du film, dont les miens.

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Ishiro Banka et Konosuke Harada dans Sabakan

Undercurrent (2023) de Rikiya Imaizumi (7/10): Kanae est une jeune femme en grande détresse. Elle dirigeait avec son mari un établissement de bains dans un village et voilà qu’un jour, son mari s’évapore, c’est à dire disparaît sans laisser d’adresse et encore moins d’explication. À la recherche d’un employé pour l’aider à faire tourner l’établissement, voilà que se présente Hori, un homme mystérieux, surqualifié pour le poste mais qui insiste pour l’occuper et qui fait preuve d’un zèle irréprochable et apporte beaucoup de soutien à Kanae. Peu après, la voici qui va embaucher un détective privé pour tenter d’en savoir plus sur la disparition de son mari et elle va justement découvrir qu’il y avait des choses de sa vie qu’elle ignorait. Enfin, le petit village va connaître un fait divers éprouvant : une petite fille va se faire enlever par un inconnu, rappelant un crime atroce ayant eu lieu 20 ans plus tôt où une autre petite fille, meilleure amie de la jeune Kanae, avait été retrouvée morte, étranglée dans les marais alentours (la seconde enfant sera retrouvée saine et sauve). Un film tiré d’un manga à succès qui commence comme un (très poignant) film contemplatif sur le vide laissé dans la vie de quelqu’un lorsqu’un proche disparaît mystérieusement, et qui continue comme un thriller au demeurant haletant sur ce qui s’est passé au village ainsi que l’identité du sympathique monsieur Hori. Les deux histoires ont à mon avis du mal à fusionner à la toute fin du film ce qui est dommage. Le dernier tiers du film où certaines des questions – pas toutes – trouvent des réponses est un peu en-deçà et la fin un peu trop ouverte à mon avis. Le film est tourné sur un rythme lent, ce qui sied bien à la partie contemplative, moins à la partie thriller. L’ensemble reste quand même de très bonne facture. Avec Lily Franky, l’acteur des films de Kore Eda Tel père, tel fils et Une affaire de famille dans le rôle du détective un peu allumé mais efficace et surtout avec une actrice magistrale, Yoko Maki, dans le rôle de Kanae.

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Yoko Maki et Arata Iura dans Undercurrent

Voice in the wind (2020) de Nobuhiro Suwa (4/10): Haru est une adolescente de dix-sept ans dont les parents et le frère ont disparu lors du tsunami qui a englouti la région de Fukushima neuf ans plus tôt. C’est une jeune fille silencieuse, presque catatonique qui vit seule avec sa tante. Un jour, sa tante lui apprend qu’on a commencé à rebâtir dans le village où était sa maison. Le lendemain, la tante a une attaque cardiaque et la jeune fille décide alors d’entreprendre seule le voyage qui va la ramener chez elle. Il s’agit donc d’un road movie trempé dans une atmosphère d’absence et de deuil où la jeune fille chemine entre Hiroshima ou habite sa tante et le site de Fukushima (il doit y avoir en tout mille kilomètres) en faisant des rencontres plaisantes autant qu’étrange (ainsi qu’une rencontre déplaisante). Le film est malheureusement interminable – il dure deux heures vingt -, les scènes, surtout celles chargées en émotion (le retour à sa maison, la scène de la cabine téléphonique à la fin) s’étirent en longueur, un comble pour un road movie, et ce qui aurait dû nous émouvoir cède la place à l’énnui. L’héroïne est une jeune fille mutique, passive et dont on n’espère peu d’évolution (et sur ce point on a raison) et qui se révèle peu intéressante : on n’arrive pas à avoir d’empathie pour son trauma, en revanche, les personnages qu’elle croise sont plutôt sympathiques et auraient pu être touchants si ils avaient été au centre du récit.

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Motola Serena dans Voices in the wind

The snow flurry (1959) de Keisuke Kinoshita (8/10): Le commentaire de ce film se fera dans un post séparé

Ice Cream Fever (2023) de Tetsuya Chihara (3/10): Natsumi est une jeune femme, qui a été designer et s’est fait virer pour maintenant vendre des glaces funky dans une boutique. Elle se trouve complètement fascinée par une jeune femme, l’air mystérieux, tout habillée de noir qui vient chaque jour lui acheter la même (il s’agit de Saho, une jeune écrivaine en mal d’inspiration). En même temps, Yu, une autre jeune femme reçoit la visite de sa nièce Miwa, la fille de sa sœur, décédée l’an dernier mais qu’elle détestait car elle lui avait piqué son petit ami qui est devenu le père de Miwa et justement Miwa va voir sa tante … pour qu’elle l’aide à retrouver son père (qui s’est fait la malle il y a longtemps). Entendons nous bien, les deux histoires n’ont aucun rapport l’une avec l’autre et n’ont d’ailleurs aucune importance car le scénario du film est à passer par perte et profit. La notice explique que réalisateur est à l’origine un publicitaire (il s’est présenté comme un designer dans les questions qui ont suivi la séance et nous a expliqué que le responsable de la musique un DJ) et en fin de compte, cela se voit. L’histoire est sans queue ni tête et se toute façon, les événements se succèdent tellement vite qu’on n’a pas le temps d’avoir de l’empathie pour les personnages, les transitions sont brutales, la chronologie des scènes incertaine, les effets faciles (format carré, pourquoi ? Les événements lointains dans un noir et blanc bien trop léché), les couleurs sont sans doute recherchées (au mieux bariolées, au pire criardes), le film se veut certainement branché, jeune mais comme je ne suis ni l’un ni l’autre, ce n’est pas pour moi.

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Riho Yoshioka et Utaha dans Ice Cream Fever

The unerasable (2015) de Yoshihiro Nakamura (7/10): Le film raconte l’histoire d’une écrivaine à qui on a demandé d’écrire des nouvelles horrifiques et qui, pour cela, s’inspire de récits de lecteurs. C’est ainsi qu’elle tombe sur l’histoire de Kubo, une étudiante en architecture qui vient d’emménager dans un nouvel appartement et qui entend des bruits étranges de tapis qui frotte au sol. Les deux femmes vont mener l’enquête et s’apercevoir qu’une malédiction née d’un accident dans une mine au début du XXème siècle se transmet au fil du temps, par des personnes et par des lieux, ce qui a été la cause de quelques crimes abominables. C’est un film en partie d’horreur. Ce n’est pas ma tasse de thé et je suis d’ailleurs allé le voir un peu par accident (il ne faisait pas partie de ma liste initiale). Contre toute attente, ce n’est pas mal du tout. Il ne fait pas trop peur, il y a un peu d’horreur au début, beaucoup à la fin qui est à mon avis un peu cafouilleuse (comme pour beaucoup de films d’horreur, cela ne finit pas vraiment) mais la partie centrale relève plus du policier lorsqu’il s’agit de rechercher dans le passé l’origine de tout ces spectres. Cette partie là est vraiment captivante. Un bon film de genre. On notera que l’horreur à la japonaise sollicite des éléments bouddhistes ou shinto (tandis que l’horreur à l’occidentale, pensons à Argento par exemple, utilise bien sûr des éléments chrétiens).

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Yuko Takeuchi et Ai Ashimoto dans The unerasable

Ripples (2022) de Naoko Ogigami (5/10) : Dans une famille japonaise de la classe moyenne, au moment du tremblement de terre de Fukushima, la cellule explose : le mari part abandonnant tout le monde, la femme devient membre d’une secte où le gourou vend à ses adeptes une eau de jouvence et quelques talismans à des prix exorbitants et le fils quitte cette maison de fous pour aller à l’université très loin, à Kyushu. Et c’est alors que quelque temps plus tard, le mari revient tout penaud et la femme, toute zen qu’elle soit depuis qu’elle a été enrôlée dans la secte, a bien du mal à l’accepter et cela d’autant plus que le gars a un cancer et qu’il revient en souhaitant que sa femme l’aide à se soigner (en fait à payer le traitement) C’est un film confus, qui voudrait être drôle mais qui n’est qu’amusant, et qui, du fait que le ton n’est pas vraiment dramatique, n’émeut pas du tout lorsqu’il souhaiterait le faire (le cancer du mari, la petite vieille qui vit dans les ordures). Certaines scènes sont assez incongrues voire ratées (le flamenco à la fin, les scènes onirique au mieux de l’étang). Un film qui a un vrai problème de structuration du scénario, pas détestable, certainement pas, mais franchement pas terrible.

Hand (2022) de Daigo Matsui (4/10) : Sawako est une jeune femme de 25 ans qui a toujours été attirée par les hommes d’âge mûr. Elle leur voue une passion quasi-fétichiste, en fait des albums photos, les allume gentiment ou en tout cas se laisse séduire par eux quand l’occasion se présente. C’est ainsi qu’elle fait un gringue discret à son chef de bureau mais sa vie amoureuse va prendre une tout autre direction lorsqu’un jeune collègue, lors de son pot de départ du bureau, l’emballe et l’emmène chez lui pour lui faire l’amour. Ce film est un film de commande pour célébrer (je cite) les « 50 ans du roman porno » produits par la studio Nikkatsu.. Il s’agit d’un genre de film disons « roses » qui ont eu leur heure de gloire au Japon entre 1971 et 1988, Nikkatsu étant le studio de prédilection pour ce type de films qui ont eu un succès phénoménal à l’époque (il en aurait produit plus de mille pendant la période). Et le réalisateur de nous expliquer dans une courte vidéo filmée projetée en introduction du film qu’il a repris la tradition où on l’avait laissée en 1988, avec une règle simple à respecter absolument : avoir au moins une scène porno toutes les 15 minutes (« porno » ici veut dire « scène de copulation avec organes reproducteurs non visibles », rien de trop subversif). Malgré les arguments avancés au crédit du film du style « il s’agit de montrer le sexe appréhendé du côté de la femme » (le réalisateur étant un homme), on n’y croit pas une seconde : la gérontophilie de la jeune fille et les apartés on voix-off qui nous expliquent ce qu’elle pense relèvent de la psychologie de comptoir, on ne ressent aucune émotion. Il ne reste plus qu’à faire comme les spectateurs des années 70 : se rincer l’œil, sur la plastique de la très belle actrice qui joue Sawako (Akari Fukunaga), cela fait passer le temps même si ce n’est pas glorieux.

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Akari Fukunaga et Daichi Kaneko dans Hand

Hoarder on the Border (2022) de Takayuki Kayano (5/10) : Connaissez-vous les gomi-yashiki, autrement dit les « maisons-poubelle » ? Ce sont des habitations (maisons ou appartements), situées dans un quartier de la classe moyenne (plus rarement cossue) dont les habitants, le plus souvent l’habitant car ces gens là vivent seuls, ne jettent absolument rien et laissent tout sur le sol de chez eux : emballages plastiques, restes de nourriture, vêtements sortis du placard et jamais remis dedans, avec parfois un mur de sacs poubelle qui fait office de décoration murale ou pour rehausser la cloture de la maison. L’habitation est un dépotoir avec jusqu’à 20 centimètres d’épaisseur d’ordures entre le plancher et le sol où on marche : c’est hallucinant et il paraît que cela n’est pas rarissime au Japon (et on a retrouvé un de ces personnages dans deux autres films du festival : The unerasable et Ripples). Le film raconte l’histoire d’employés d’une entreprise chargés de nettoyer ce genre de poubelles habitées, qui ne doivent d’abord pas être dégoûtés par leur job mais aussi faire preuve de psychologie car certains habitants ont du mal a jeter leurs déchets, et d’autres ne les ont même pas fait venir, ils ont été mandatés par d’autres pour « forcer » le nettoyage. On suit donc cette équipe qui va nettoyer les maisons d’une jeune mère célibataire – avec son enfant – ex-starlette du porno, d’un vieil homme qui enquiquine tout le voisinage et jette des ordures sur ceux qui lui font des reproches et enfin d’une institutrice qu’on vient juste de demander en mariage. C’est un film qui, comme pas mal de films du festival jusqu’à présent, souffre d’un scénario assez étique qui n’est rien d’autre que la somme de ses différents personnages – ce qui n’est pas suffisant -. Il y a des effets comiques, la salle a parfois rigolé à certains moments (moi, pas trop) avec, avouons-le, une grande minutie apportée aux décors, à ces appartements véritablement recouverts par les déchets. Pas vraiment transcendant à mon avis.

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Décor de Hoarder on the border

Do unto others (2023) de Tetsu Maeda (10/10): Le commentaire de ce film – le meilleur du festival à mon avis – mérite lui aussi son post et se fera dans un post séparé

Mondays: See You ‘this’ week ! (2022) de Ryo Takebayashi (7/10) : Lundi matin, les employés d’une boîte de pub se réveillent … au bureau où ils ont passé tout le weekend à travailler pour finir un projet, qu’ils n’ont d’ailleurs pas réussi à finir. Parmi ces employés, il y a Akemi Yoshikawa, une jeune femme ambitieuse, très individualiste et prête à tout, surtout à travailler comme une mule pour quitter cette boîte minable et se faire embaucher chez les superstars, les Goldman Sachs de la pub. Mais malheureusement, deux de ses jeunes collègues soulèvent un léger problème : tout le bureau est coincé dans une boucle temporelle : c’est à dire que le temps tourne en rond et que chaque lundi n’est que le recommencement du lundi précédent. Notons d’abord la jolie métaphore du film qui, avec cette histoire de boucle temporelle, brocarde la vie du bureau absurde où les gens travaillent sans fin pour ne jamais rien faire que la même chose et où chaque semaine ressemble en fin de compte à la précédente. Ensuite, ce scénario nous est familier : c’est celui de Groundhog Day qui est recyclé. N’est recyclée cependant que l’idée. Le film est bien trop créatif pour s’abaisser au plagiat et fourmille de jolies trouvailles comme par exemple le fait qu’il s’agisse d’essayer, pour ceux qui ont compris la situation, de convaincre les autres qu’ils sont coincés dans une boucle temporelle (si on vous le dit tout de go, vous aurez du mal à y croire), et autre chose, la belle équipe va s’unir pour faire tout ce qui est en son possible pour en sortir (ce que ne faisait pas Bill Murray dans Groundhog Day). Bref, c’est un film bien foutu, amusant – sans être désopilant – tourné par un jeune réalisateur dans un style jeune et punchy, dont quelques afféteries peuvent irriter mais dont l’énergie finit sans trop de mal par susciter l’adhésion.

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Wan Marui dans Mondays: See You ‘This’ Week!

Hit me anyone one more time (2019) de Koki Mitani (7/10) : Keisuke Kuroda est le premier ministre du Japon. C’est un homme détestable, et d’ailleurs détesté à tout point de vue. Il est détestable en politique, c’est un homme corrompu, qui accapare le pouvoir à son profit, qui avance par coups politiques, use du chantage, a des accointances avec la mafia et se soucie comme d’une guigne du bien-être de ses concitoyens. Il est aussi détestable sur le plan personnel, n’a jamais un mot gentil pour personne, méprise et toise ses collaborateurs, pince les fesses de toutes les jolies femmes qu’il côtoie sauf la sienne (de femme) et est fortement méprisé voire haï par son épouse et son fils. Et c’est cet homme là qui, lors d’un meeting en public, se prend sur le front une pierre lancée par un des participants, finit à l’hôpital et perd toute le mémoire de sa vie récente, c’est à dire de sa carrière politique. Ses conseillers décident cependant d’essayer d’étouffer l’affaire et de lui faire jouer le jeu pour tenter de donner le change. Et ce Kuroda amnésique va se prendre au jeu et essayer de procéder à une remise à zéro, de restaurer sa réputation en ayant à cœur le bien du pays et de ses proches. Ce film est une jolie fable en même temps qu’une comédie assez drôle, tourné par un réalisateur très apprécié au Japon pour ce genre de film, Koki Mitani. Les personnages sont loufoques et attachants, Kuroda en particulier joué par l’acteur Kiichi Nakai ainsi que son principal conseiller Isaka (Dean Fujioka, parfait Alexis Kohler japonais). Un film tendre qui fait parfois rire, parfois pleurer (d’émotion), avec des séquences plus ou moins réussies que d’autres (j’ai un peu moins aimé la visite diplomatique de la présidente américaine par exemple). Comme quoi les comédies à la japonaises peuvent faire rire aussi, quand c’est bien fait, des occidentaux comme moi.

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Kiichi Nakai et Dean Fujioka dans Hit Me Anyone One More Time!

Winny (2023) de Yusaku Matsumoto (6/10) : Le film est tiré d’une histoire vraie d’un développeur japonais, un petit génie de l’informatique, qui dans les années 2000 invente un système, appelé Winny, qui permet d’échanger des fichiers peer to peer. L’équivalent japonais de Napster ou de Emule. On va cependant l’arrêter et lui faire un procès grandiloquent pour avoir violé les lois contre les droits d’auteur, une infraction présentée comme un crime majeur avec un procureur qui s’acharne sur le pauvre gars avec une insistance suspecte (il est en fait en service commandé par les entreprises de production de contenu, entreprises qui ont aussi la police à leur botte). Le film nous montre les vicissitudes du procès et les méthodes de voyou employées par la police pour mener l’enquête. C’est un film documentaire pour lequel le réalisateur a passé quatre ans à faire des recherches et lire les minutes d’un procès fleuve et qui nous raconte cette histoire vraie assez édifiante (avec images d’archives à la fin). C’est aussi un film de procès un peu poussif qui expose une affaire assez technique et peu cinégénique. On a de la sympathie pour les personnages, il y a de jolies joutes oratoires, le message du film est noble même si assez ciblé (« il faut laisser aux développeurs la liberté d’écrire leur code sauf à ce que le pays se prive de forces vives indispensable à sa réputation »), l’ensemble n’est pas du tout déshonorant mais ce n’est pas suffisant pour être emporté.

Shadow of fire (2023) de Shinya Tsukamoto (6/10) : Dans un monde apocalyptique qui représente la fin de la guerre ou l’immédiat après-guerre en 1945, une jeune fille tenancière de bar et prostituée à ses heures recueille chez elle un petit garçon orphelin qui chaparde sur les marchés ainsi qu’un jeune soldat, ancien maître d’école, revenant traumatisé de la guerre, reconstituant ainsi de manière éphémère son foyer d’avant guerre avec son mari et son fils. Elle finit par chasser le soldat, devenu violent, et aussi le gamin (car elle s’est aperçue qu’elle avait la vérole et ne voulait pas le lui transmettre). Le môme part avec un autre homme, une espèce de samouraï lui aussi traumatisé par la guerre qui veut assouvir une vengeance. C’est le deuxième film consécutif du réalisateur Shinya Tsukamoto sur la guerre, celui-ci ne montrant pas les combats mais la misère et la lutte pour la survie qui prévalaient en 1945. Il s’agit d’un film méritoire mais qui encore une fois manque de structure. D’abord, la guerre n’apparaît clairement que tard, on se croirait plus, au début dans l’auberge, dans une dystopie apocalyptique à la Cormac McCarthy. Ensuite, le film n’est rien d’autre que la somme des rencontres du gamin avec toutes les horreurs, tous les polytraumatisés que la guerre a pu créer. Il n’y a pas à proprement parler d’histoire et en conséquence, pas beaucoup d’émotion non plus. Enfin, les choix esthétiques de Shinya Tsukamoto sont à mon avis un peu discutables : la cinématographie est magnifique, les couleurs sont rutilantes, du bleu gris diesel brillant pour les scènes de nuit dans l’auberge et un magnifique ambré lumineux quand pour l’éclairage à la bougie. Lorsque le gamin sort, la lumière du jour est éclatante et les rizières d’un vert châtoyant. Cela prouve que Tsukamoto est un grand cinéaste (son film sera d’ailleurs sélectionné à Venise), cela fait du film un bel objet plaisant à regarder mais cela ne colle pas du tout au sujet, c’est à dire les horreurs de la guerre. Les acteurs – les personnages ne sont quasiment jamais nommés – sont vraiment très bien, surtout le gamin (Ouga Tsukao) et la jeune fille (Shuri).

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Oga Tsukao et Shuri dans Shadow of fire

Yoko (2022) de Kazuyoshi Kumakiri (6/10) : Yoko est une femme d’une quarantaine d’années qui vit et travaille seule dans son petit appartement à Tokyo. Elle a un boulot de merde à répondre aux problèmes de la chatbox du service client d’une entreprise. C’est une femme taciturne, qui n’a quasiment aucune interaction sociale et ne communique pratiquement pas. Un jour, son cousin sonne chez elle : son père, qu’elle n’a pas revu depuis 20 ans, vient de mourir et il lui suggère de l’emmener dans sa voiture, avec sa famille, à Aomori, là où vit son père et où elle a grandi, à 658 km d’ici, pour l’enterrement. En chemin, à l’arrêt sur une aire d’autoroute et par un concours de circonstance, le cousin finit par perdre Yoko et celle-ci va devoir finir le trajet toute seule, en stop. Voilà un road movie où une femme mutique voyage d’un point à un autre, en traversant d’ailleurs la région de Fukushima. Un synopsis en tout point semblable au film Voices in the wind, vu un peu plus tôt pendant le festival et que je n’avais pas aimé. Ce film là est un peu mieux mais souffre des mêmes défauts. L’héroïne est mutique, ne dit pas un mot ce qui d’une part ne la rend pas sympathique mais en plus ne donne pas d’épaisseur, de peps au scénario. Ce n’est qu’à la fin qu’elle devient plus causante et qu’on en apprend un peu plus sur sa relation avec son père. Il n’est jamais trop tard mais on nous balance tout d’un coup et l’émotion n’a pas vraiment l’occasion de monter en puissance. Il y a des scènes peu crédibles (la relation sexuelle, la scène du réveil au bord de la mer) compensées par une très belle cinématographie, tout en couleurs froides (la scène au bord de la mer est, plastiquement très belle). L’actrice principale, Rinko Kikuchi qui joue Yoko, fait ce qu’on lui demande, et assez bien, mais sans parvenir à susciter la compassion avec son personnage.

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Rinko Kikuchi dans Yoko

Egoist (2023) de Daishi Matsunaga (7/10) : Kosuke est un photographe de mode aisé, branché et surtout gay, qui sort au bar avec ses copains et qui, trouvant qu’il a trop de bide, décide de faire plus d’exercice avec l’aide d’un personal trainer. Il embauche alors Ryuta qui fait l’affaire, et la fait d’autant mieux qu’ils vont vite devenir amants et commencer une relation aussi solide que torride. Ryuta est quant à lui, issu d’un milieu modeste, ayant quitté l’école à quatorze ans pour faire des petits boulots et aider sa mère que son père avait abandonné. Un jour cependant, Ryuta romp brutalement. En fait il a un « travail de nuit » de prostitué toujours pour subvenir à ses besoins et ceux de sa mère et préfère, accablé par la honte, cesser de voir Kosuke plutôt que de lui avouer. Celui-ci finit cependant par le comprendre, supplie Ryuta de se remettre avec lui et lui donne une somme d’argent mensuelle pour assurer l’ordinaire de sa mère. Et un jour, Ryuta présente Kosuke à sa mère, le faisant passer pour un ami très cher. C’est évidemment un film LGBT mais en toute honnêteté, cela ne changerait pas grand chose si les protagonistes étaient hétéros car il y a très peu de discrimination, uniquement dans la gêne, réelle ou supposée, ressentie par les parents. En fait, les « problèmes » qui vont avancer l’histoire, qui en causent les péripéties, ne sont pas ceux qu’on attend (et c’est un peu dommage) : l’adversité joue contre les amants non pas à cause de leur homosexualité, non pas à cause de leur différence sociale et que Kosuke entretient Ryuta, mais tout bêtement à cause des accidents de la vie, des deuils, des maladies. C’est très classiques, un peu trop peut-être, j’aurais préféré que le film mette plus en avant des problèmes sociétaux. Les couleurs sont belles, les costumes impeccables, la caméra bouge beaucoup (les dialogues ne sont pas filmés en champ contre-champ mais en plan séquence avec une caméra se tourne vers la personne qui parle) ce qui rend les scènes de sexe très vivantes. A noter qu’aucun des deux acteurs, ni le réalisateur, ne sont homosexuel et que l’équipe s’est adjoint l’aide d’un consultant pour les conseiller sur la manière de montrer et filmer les amours homosexuelles. Cet aspect là est très réussi.

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Ryohei Suzuki et Hio Miyazawa dans Egoist

La ronde (1950) de Max Ophuls

Somptueux voyage dans le temps ce soir au BFI dans le cadres des Big Screen Classics. Un voyage dans le cinéma des années 50 mais aussi plus loin, celle d’Arthur Schnitzler, de la belle époque de la fin du XIXème siècle qui nous est montrée à l’écran. Ce soir est donc projeté La ronde, un film de 1950 signé Max Ophuls.

Un homme élégant, d’une élégance très XIXème siècle, homme de théâtre ou de cinéma, nous introduit à la ronde, sa ronde de ses personnages en commençant par nous montrer une jeune prostituée attirant un soldat, puis après le soldat se rendant au bal qui va séduire une femme de chambre qui va peut après faire succomber le fils de famille de ses patrons …

Le principe de la pièce de Schnitzler est simple : il s’agit de former une ronde de personnage où le personnage 1 interagit avec les personnage 2, puis le personnage 2 avec le personnage 3 etc … jusqu’à la fin où le dernier personnage (le 10) interagit avec le personnage 1. Toutes ces interactions sont des interactions amoureuses, qui concernent tous les types de liaison, toutes les catégories sociales. Le point commun pour chacune d’entre elle est que, comme chaque personnage s’en tire avec deux liaisons successives, une rupture ou une aventure sans lendemain n’est jamais un drame, c’est dire aussi que le ton du film est léger … comme une valse.

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Une valse viennoise bien sûr. Ophuls est un cinéaste, fraîchement revenu en France en cette année 1950, un pays qui l’avait accueilli en 1933 – il avait pressenti le désastre à venir après l’incendie du Reichstag – et qui lui avait donné la nationalité française en 1938. Il part après la défaite et finit par atterrir à Hollywood, période pendant laquelle il tourne Lettre d’une inconnue d’après une nouvelle … du viennois Stefan Zweig. Ce très beau film a fait un flop aux Etats-Unis, la sensibilté centre-européenne d’Ophuls n’a pas trouvé le succès devant le public, beaucoup plus terre à terre, au pays de l’oncle Sam. Ophuls est né en Allemagne, en Sarre, mais ses choix de scénarios montrent un certain tropisme autrichien, et c’est pourquoi il a jeté son dévolu sur cette singulière pièce de l’autrichien Schnitzler, qui avait fait scandale à son époque. La Vienne de l’arrière-plan est constituée de décors signé d’Eaubonne – le film est tourné intégralement en studio – mais ils arrivent, par la magie de la caméra d’Ophuls, par l’ajout de la musique aussi, à nous faire entrer dans cette Vienne de carte postale du monde d’hier.

La singularité, la structure de la pièce rend l’adaptation, réalisée par Jacques Natanson et Ophuls lui-même, complexe et les deux vont s’en tirer avec une magnifique innovation : celle du meneur de jeu, ce personnage excentrique et en même temps bienveillant, une sorte d’artiste qui façonne les destinées de ses personnages et dont la ronde et sa parfaite circularité serait son œuvre d’art. Il découpe son œuvre comme un auteur de théâtre mais il dispose des personnages et introduit ces scènes avec un clap de début bien voyant comme un réalisateur de cinéma. Il se permet même de censurer son film dans un intermède amusant pendant la scène entre le comte et l’actrice. Il est un peu Schnitzler, un peu Ophuls, il est celui qui pousse les personnages à faire ce que lui veut sans qu’ils s’en aperçoivent (il m’a fait penser au personnage de Lindorf / le diable dans Les contes d’Hoffmann), il est celui qui pousse le tourniquet pour le forcer à continuer à tourner, il est surtout remarquablement interprété avec bonhommie par l’acteur… autrichien Anton Walbrook, acteur au demeurant très cosmopolite puisque je vais le voir le mois prochain dans un film anglais (Les chaussons rouges).

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Cela paraît un peu idiot de la dire dans ce post mais La ronde est un film tourbillonnant. On y tourne, tourne, tourne bien, le maître de jeu est souvent sur un manège, symbolisant ces personnages qui passent avant de disparaître, la musique entraînante est bien entendue une valse signée Oscar Straus, les scènes se succèdent sur un rythme attendu avec des personnages effectuant la connection et l’amour pour fil conducteur, il ressort une étrange impression de circularité joyeuse et hors du temps. Hors du temps en effet, certes, il y a une progression temporelle, le film se termine après le moment où il a commencé (et avec une amusante rencontre entre deux personnages – le comte et le soldat – qui n’auraient jamais dû se rencontrer) mais on a l’impression qu’il pourrait tourner comme cela à l’infini, sans que personne ne bouge, dans cette Vienne figée dans son glorieux XIXème siècle. L’un des personnages affirme non sans raison que « le futur est angoissant et le passé est mélancolique », et effectivement on vit au présent dans La ronde et c’est peut-être pour cela que le film est si léger.

La distribution dans La ronde est magistrale et rassemble le fine fleur des acteurs du temps. Outre le rôle déjà cité du meneur de jeu confié à Anton Walbrook (le plus beau rôle du film à mon avis), les dix personnages sont interprétés par Simone Signoret (Léocadie, la prostituée), Serge Reggiani (Franz, le soldat), Simone Simon (Marie, la femme de chambre), Daniel Gélin (Alfred, le jeune homme), Danielle Darrieux, l’actrice fétiche d’Ophuls (Emma, la femme mariée), Fernand Gravey (Charles, la mari), Odette Joyeux (la grisette), Jean-Louis Barrault (Robert, le poète), Isa Miranda (la comédienne) et Gérard Philipe (le comte). Il est hors de question de faire un laïus sur chacune de ses pointures, disons simplement que la notice du BFI – une critique d’époque impitoyable – loue toutes les prestations sauf les deux derniers (Isa Miranda et Gérard Philipe) ce qui ne m’a absolument pas frappé, les deux scènes les plus savoureuses sont à mon avis celle entre la femme mariée et le mari et entre la grisette et le poète, autant pour la finesse des dialogues que pour les talent fou de ces interprètes (Barrault en particulier est magistral avec ses envolées lyriques en face d’Odette joyeux). Certaines des prestations demandées à certains acteurs sont cependant plus complexes que d’autres dans la mesure où ils doivent jouer, dans les deux scènes d’amour que le scénario leur impose, des rôles antagonistes : voyez Barrault, encore lui, qui joue le poète flamboyant qui toise la petite grisette de se supériorité au début avant de se retrouver peu après devant la grande actrice – Isa Miranda – dans le rôle du quémandeur, d’un type d’amour d’ailleurs beaucoup moins romantique.

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Le film – très chaste – a connu quelques déboires à New York en particulier où il a été pendant un certain temps censuré, mais est unanimement considéré maintenant comme un classique et comme surtout une magnifique mise en cinéma d’une œuvre complexe, celle de Schnitzler. En tout cas, bienvenue au grand Max Ophuls dans ce blog – c’est le premier film de lui que je chronique – avec certainement l’un des ses films les plus légers, cette pléthore d’acteurs savoureux et ce petit morceau de la Vienne de François Joseph qu’il nous restitue sur des airs de valse qui me trottent encore dans la tête.