Pacifiction – Tourment sur les îles (2022) d’Albert Serra

Le mois d’avril est généralement à Londres le moment des séances de rattrapage pour les films diffusés en France l’année précédente mais qui ne l’ont pas été au Royaume-Uni au même moment. C’est ainsi qui j’ai pu voir récemment un certain nombre de films qui ont fait leur petit buzz, dont le film de ce soir, un étrange objet de presque trois heures d’un réalisateur dont je n’ai vu aucun film : Pacifiction – Tourment sur les îles de l’espagnol Albert Serra.

Tahiti. La boîte de nuit de Morton. Tout ce que le TOM (Territoire d’Outre Mer) comporte de beau monde se retrouve ici pour se côtoyer et socialiser. Parmi eux, bien sûr, le haut commissaire de Roller, représentant officiel de l’Etat français dans ce coin de Polynésie. Un homme politique, qui fait de la politique, au niveau local, « déguisé » – j’ai envie de dire – avec son costume blanc de parfait colon, qui va serrer quelques louches, inaugurer quelques, non pas chrysanthèmes, mais disons fleurs tropicales et aussi tenter d’apaiser les tensions naissantes avec les locaux. Et justement, à ce sujet, une rumeur loufoque autant que persistante voudrait que, dans le plus grand secret, l’Etat français se prépare à redémarrer des essais nucléaires dans le Pacifique et aurait, à cet effet, envoyé un sous-marin dans la zone.

Il s’agit ici d’une espèce d’OVNI qui laisse perplexe même longtemps après être sorti de la salle. Je dirai simplement que je crois, sans en être sûr, que je n’ai pas trop aimé le film même si il y a des moments absolument sidérants qui marquent les esprits de manière indélébile.

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Commençons par le scénario. Le spectateur naïf comme moi, qui rentre dans la salle obscure pense automatiquement que le film qu’il va voir aura un scénario. Certains films qui prennent le contrepied de cela détrompent le spectateur assez vite, dès les premières minutes ce qui est honnête. Pour ce qui est de Pacifiction, très honnêtement, il n’y a pas vraiment de scénario ou plus précisément, ce qui en fait office est tellement bouffon (la dernière scène sur la bateau est à mon avis assez gratinée) que j’en suis arrivé à me demander où s’arrêtait la tentative louable mais vaine de raconter une histoire et où commençait le foutage de gueule. C’est surtout la scène finale qui a causé cette amertume, une scène à la fois science-fictionnelle et burlesque, symptôme d’un scénariste qui a tenté d’écrire quelque chose mais qui s’est tellement emmêlé les crayons qu’il lui a fallu, après quand même deux heures quarante-cinq de film, conclure de manière abrupte – sauf à en rajouter une heure de film supplémentaire -.

Evidemment, vu comme cela, ça commence mal, mais je m’empresse de dire que le film possède une autre qualité essentielle qui le rachète par bien ses aspects, c’est l’atmosphère absolument hallucinante – je devrais peut-être même dire hallucinogène – qu’il parvient à suggérer. Nous sommes dans un Tahiti où le représentant de l’Etat de Roller – qui joue le rôle du Candide et essaie péniblement de comprendre ce qui se passe – en entourée d’une belle brochette de pseudo-barbouzes tous plus étranges les uns que les autres : entre l’amiral de la flotte, sa barbe blanche, ses cuites mémorables et ses pas de danse d’un côté, et de l’autre le portugais mystérieux qui s’est fait voler son passeport et l’américain impénétrable, sec comme une trique qui semble manipuler les gens en coulisse, et on sait pas trop pour qui et surtout pour quoi roule tout ce beau monde (ça c’est le problème du scénario) mais le mystère est entretenu de manière assez magistrale par le talent de Serra, de sa caméra et de ses acteurs (et là, c’est l’atmosphère créée qui envoûte et emporte les suffrages).

Les longues séquences dans la boîte de nuit et cette faune interlope qu’on y trouve – en même temps que le gratin local – m’ont pas mal subjugué. Le personnel composé soit de travestis, de serveurs bodybuildés en slip ou de serveuses en tenue de bain, cette atmosphère enfumée, cette musique vaguement dansante mais pas trop qui permettent aux officiels de converser, le tout sous l’œil inquisiteur du patron incarné par un Sergi Lopez épatant, tout cela fait de ces scènes (il y en a plusieurs dans la boîte de nuit) des moments assez fort où la fascination côtoie le mystère, mystère qui encore une fois, n’est pas dénoué ou l’est de façon insatisfaisante à la fin.

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Lorsqu’on sort de la boîte, la caméra suit le cheminement de son personnage principal, le haut commissaire de Roller dans des scènes elles aussi saisissantes avec là aussi des acteurs étranges, inquiétants si besoin est, à souhait : la rencontre avec les officiels pour les rassurer, le trip en bateau pour voir les surfeurs, le voyage dans l’île pendant les élections municipales, la répétition de la chorégraphie, le bateau qui embarque les jeunes filles espionné de nuit, les échanges avec le travesti Shannah et enfin la spectaculaire scène sous la pluie dans le stade, autant de moments de bravoure qui donne du relief au film en même temps qu’il nous démontre le talent de filmeur et de créateur d’ambiance de Serra.

Et cela d’autant plus que le rôle de de Roller est confié à un acteur étincelant, dans ce film au moins, Benoît Magimel. Il sait jouer toutes les attitudes comme il le faut au moment où il le faut : il est tantôt rond, tantôt cassant, parfois roublard, parfois naïf, il est dominateur quand il n’est pas dominé et vice versa, il incarne certes, avec son port, son embonpoint et son costume blanc, le représentant d’un état qu’on nous présente, dans le film, comme colonial, mais la compréhension du personnage s’arrête là en ce qui me concerne. Pour qui roule-t-il ? A-t-il de la sympathie pour les locaux ou est-ce que ses mamours envers eux ne sont que posture ? En pince-t-il pour le travesti Shannah et quels sont ses penchants sexuels ? Le de Roller que joue Magimel se fond parfaitement dans l’atmosphère que restitue Serra : étrange, mystérieux, insondable, c’est vraiment l’acteur idoine pour incarner ce genre de personnage dans ce genre de film.

Avis partagé donc ? Du bon et du moins bon ? Oui, certes, la longueur à mon avis excessive du film joue un peu contre lui mais le sentiment d’étrangeté qu’il parvient à insuffler, suscite indéniablement l’intérêt. Intérêt partagé par le comité des Césars qui a décerné la statuette de meilleur acteur à Benoît Magimel (récompense méritée selon moi) qui résulte en un post, certes pas dithyrambique mais disons encourageant, d’un réalisateur qui de tout évidence gagne à être connu.