To be or not to be (1942) d’Ernst Lubitsch

Le BFI s’est fendu d’un cycle Carole Lombard, joliment titré « Carole Lombard, the brightest star » (ce qui veut dire à la fois « Carole Lombard, l’étoile la plus brillante » mais aussi « Carole Lombard, la star la plus intelligente »). Malheureusement, comme le cycle est passé en même temps que celui dédié à Federico Fellini, je n’ai pas vu beaucoup de ses films, en fait, je n’en ai vu qu’un seul. Mais quel film! Il s’agit du phénoménal To be or not to be d’Ernst Lubitsch, et voici les réflexions qu’il m’a inspiré.

A Varsovie, en 1939, une petite troupe de théâtre joue en alternance une pièce ridiculisant les nazis (qui va bientôt être interdite) et le Hamlet de Shakespeare. L’acteur principal de la troupe, Jospeh Tura, qui joue Hamlet, est un acteur très imbu de lui-même et aussi très jaloux de sa jolie femme, Maria, elle aussi membre de la troupe. Et il a raison de s’inquiéter car elle a un soupirant dans la salle, qui se rend à toutes les représentations pour l’admirer, et qui parvient à se ménager une entrevue avec elle pendant que son mari est occupé sur scène : elle lui suggère de la rejoindre au début de la tirade d’Hamlet lorsque celui-ci dit : « to be or not to be ».

To be or not to be est une slapstick comedy, c’est à dire une comédie réalisée uniquement pour faire rire et où les gags s’enchaînent à une vitesse folle. Ce n’est pas une comédie nostalgique, romantique ou qui porterait un message quelconque (comme par exemple Le dictateur de Chaplin). Et quitte à être une slapstick comedy, elle casse tous les codes d’un genre pourtant assez confiné et cela sans aucune fausse note. Voyez un peu : les comédies d’époque racontent des histoires de mariage qui se défont et se refont, celle là, pas du tout; elles se situent dans des milieux bourgeois bon teint, celle-ci raconte l’histoire d’une troupe de théâtre de juifs polonais; on se contente souvent de filmer une pièce de théâtre qui a eu du succès à Broadway, le film parle de théâtre mais est une pure création, pleine de mouvement, aux antipodes du théâtre filmé; et enfin les comédies d’époque ne parlent que peu de politique et encore moins d’un sujet aussi grave et peu drôle que la guerre en Europe, Lubitsch n’en a cure en s’en donne ici à cœur joie : en gros, l’homme est tellement sûr de son art, de sa capacité à faire rire qu’il peut se mettre en danger et risquer l’anti-conformisme. Et le fait est qu’il a raison : son film est une merveille. C’est une évidence mais cela va mieux en le disant : dans le domaine de la comédie, Lubitsch est le plus grand.

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La grande affaire du film et la raison pour laquelle il ne ressemble à aucun autre est un usage à nulle autre pareille du comique de situation (alors que les screwball comedies de l’époque utilisaient beaucoup plus les dialogues et le jeu des acteurs). En gros, il utilise à plein le fait que ses héros sont des gens de théâtre et peuvent donc se déguiser, jouer et – encore mieux – improviser des personnages qui ne sont pas les leurs. L’ironie dramatique (un procédé théâtral où quelque chose se passe sur la scène, le personnage principal ne le sait pas mais le public le sait) est utilisée à la perfection, souvent de la même façon (quelqu’un se fait passer pour quelqu’un qu’il n’est pas) et cela fait mouche à chaque fois. Et quand je dis fait mouche, je ne parle pas d’un petit rire pincé, mais d’un gros éclat de rire d’une salle pliée en deux à l’unisson. Un spectacle assez fascinant pour un film qui représentait beaucoup pour Lubitsch qui souhaitait s’émanciper des studios en créant sa propre société de production et qui détestait les nazis d’où le message politique fort qu’il partage avec ses propres armes : le rire.

L’autre domaine dans lequel Lubistch a eu la haute main est le choix des acteurs. Le choix de Jack Benny dans le rôle de Joseph Tura était déjà prévu dès l’origine, le script a été écrit en pensant à lui. Jack Benny est très connu, non pas pour ses rôles au cinéma mais pour le Jack Benny Program, une émission de radio (depuis les années 30), puis de télévision (après 1949), sorte de feuilleton comique qui a été diffusé pendant une trentaine d’années sur les ondes. Il a une petite carrière au cinéma mais To be or not to be restera de loin son plus grand rôle. Il est absolument fabuleux dans ce rôle qui a été à l’évidence écrit pour lui. Imbu de lui-même, emprunté lorsqu’il s’évoque lui-même, le graaaannnd acteur, mais aussi amoureux – de sa femme – et courageux lorsqu’on lui demande de se mettre en danger, un personnage en fin de compte sympathique, beaucoup plus qu’un simple cocu de boulevard, immortalisé au cinéma par la caméra de Lubitsch.

Le casting de Carole Lombard fut plus compliqué. Carole Lombard est une immense actrice des années trente qui a joué dans de très nombreuses screwball comedies, un peu l’équivalent de Katherine Hepburn. A l’époque, elle n’avait pas tourné depuis un certain temps et cherchait cherchait un projet à la hauteur de sa réputation pour faire son retour. Elle a eu vent du projet de Lubitsch pour To be or not to be. Ce dernier, à l’époque, pensait à demander à Miriam Hopkins pour le rôle féminin. Lombard était une telle star qu’il pensait que Maria Tura était un rôle trop « petit » pour une star de la trempe de Lombard, le rôle le plus important en volume étant celui de Joseph Tura. Lombard a réfléchi et a décidé de passer outre ces réticences: elle a convaincu Miriam Hopkins, qui n’avait pas trop envie d’y aller, de se retirer et a signé pour le rôle. Son calcul était simple et judicieux : elle faisait une confiance aveugle à Lubitsch pour la qualité de son script et a estimé que le rôle est certes moindre que celui de Benny, mais c’est un rôle clef dans l’histoire, un rôle complexe et ambivalent d’une femme qui vit dans l’ombre de son mari et qui en quelque sorte se venge en feignant d’accepter les avances d’un autre homme et qui va ensuite utiliser l’adoration que lui porte les deux soupirants (et aussi quelques autres) pour mener sa barque qui est aussi celle du scénario. Bref, un rôle complexe, subtil, qui lui donne l’opportunité de donner le meilleur d’elle même et dont elle se sort à merveille, une ligne supplémentaire, et quelle ligne, sur une filmographie déjà très glorieuse.

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Cela semble hallucinant mais le film n’a pas été bien reçu. La principale critique qui lui était adressée à l’époque n’était pas d’être mauvais, mais d’être de mauvais goût, que « on ne pouvait pas vraiment rire de cela » ce qui est à mon avis moins grave. Vous l’avez compris, je ne partage absolument pas cette opinion qui me rappelle la funeste polémique qui avait suivi la sortie du film de Roberto Benigni La vie est belle, qui se posait en ces mêmes termes… mais je dois admettre que je ne vivais pas en cette période troublée dans un pays qui venait juste d’entrer en guerre, et donc je me permettrais pas de juger les réactions des gens de l’époque.

Au cours du film, Carole Lombard a une réplique « What can happen on a plane? ». Je ne me souviens plus si elle était drôle mais ce qui n’est pas drôle du tout, c’est que, le 16 janvier 1942, alors que le film était en post-production, l’avion transportant Carole Lombard s’écrase tuant l’actrice ainsi que sa mère. Elle avait 33 ans. La réplique a été coupée lors de la sortie du film et rajoutée pour les versions ultérieures. L’émotion est immense, le président Roosevelt lui remet la médaille de la liberté à titre posthume. Son mari qui l’adorait, Clark Gable, s’est engagé peu après dans l’US Air Force pour noyer son chagrin et aller faire la guerre en Europe. En même temps, il s’est mis à boire assez lourdement et ne se remettra jamais complètement de la tragédie.

Voilà pour la petite histoire et un bien piètre moyen de conclure un post sur film aussi solaire. En tout cas, le film est là, le talent de Carole Lombard (et aussi de Benny) est immortalisé à jamais par Lubitsch, le grand architecte de ce chef d’œuvre, un chef d’œuvre qui, quatre-vingts ans après a fait mourir de rire toute une salle et en particulier un spectateur (c’est moi) qui voyait quand même le film pour la quatrième fois.

8 réflexions sur “To be or not to be (1942) d’Ernst Lubitsch

  1. « dans le domaine de la comédie, Lubitsch est le plus grand. » Je suis toujours heureux quand je lis cette phrase que je fais mienne. 🙂 To be or not to be n’est même pas mon Lubitsch préféré – je dois bien en préférer une demi-douzaines – mais ça reste un film génial.

    • Oui, j’avais cru comprendre que tu partages mon avis sur Lubitsch 🙂 . Par curiosité, quels sont tes Lubitsch préférés? Cela me donnera de l’inspiration car je n’en ai pas vu beaucoup.

      • Avec plaisir ! Je dirais : Cluny Brown, Le Ciel peut attendre, Sérénade à trois, Ange, L’Homme que j’ai tué, The Shop around the corner, Haute pègre.

  2. On ne s’en lasse pas. To be or not to be (« jeux dangereux » en français, 🤔) est un de ces classiques indémodables, d’une puissance comique et politique assez considérable. On cite souvent l’autre chef de l’époque, le fameux « Dictateur » de Chaplin, mais il faut rendre à Lubitsch l’immensité de son talent, et à la pétillante Carole Lombard toute l’admiration qu’elle mérite.
    Bravo pour cet article qui en souligne les nombreuses qualités.

    • J’ignorais, le titre français (il faut dire que je n’ai pas cherché), merci de la précision. Indémodable… c’est le mot idoine. Je pense qu’on rigolera autant de ce film dans 100 ans, ce qui confirme, mais en avait-il besoin, le génie de Lubitsch

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