Five easy pieces (1970) de Bob Rafelson

En cet été un peu morose du point de vue cinéma, j’ai trouvé l’occasion de retourner à un endroit où je n’étais pas allé depuis longtemps : le Riverside Studios, ou plutôt le Riverside Studios nouvelle formule qui a été rasé et reconstruit de manière horrible à partir de rien. Le film de cet après-midi ? Five easy pieces, un classique américain des années 70.

Bobby travaille dur sur un chantier d’exploitation pétrolière en Californie et vit dans une petite maison en couple avec Rayette, une gentille fille un peu tête de linotte qui l’aime tendrement mais qui l’exaspère aussi de temps en temps. Il va aussi jouer au bowling avec son pote Elton et mène une dure mais tranquille, vie simple de col bleu déclassé dans cette Amérique des années 70. Mais Bobby ne vient pas de ce monde là. Il vient en fait d’une très élitiste famille de musiciens, exigeante mais aimante dont il était le prodige et qu’il a quittée probablement parce qu’elle l’écrasait, probablement aussi parce qu’il est assez caractériel. Il va cependant se sentir obligé de retourner les voir – ce dont-il n’a pas du tout envie -, son père étant au seuil de la mort.

Ce n’est pas sans raison que ce film est emblématique des années 70. On y trouve des thèmes, des idéaux qui feront florès pendant cette époque là mais aussi un style de cinéma qui se détourne des grands studios hollywoodiens et qui va contribuer à construire ce qu’on va appeler le « nouvel Hollywood ». Nous avons des personnages libres voire libertaires, portant – comme Bobby au cours du film – chemise à fleur, et d’autres, comme les deux auto-stoppeuses qui vont en Alaska, fortement anti-consuméristes, c’est de toute évidence un film qui a su bien prendre le pouls d’une époque et dont la partie centrale s’inscrit dans un genre très de cette époque aussi : le road movie. Bobby parcourt dans son auto la côte ouest du sud au nord avec ces paysages grandioses entrecoupés d’arrêts sur les petits snacks si particuliers au bord de la route, cette lumière grise du crépuscule, voire un temps nuageux lorsqu’on atteint le nord du pays (état de Washington, la maison, sur une île, où habite la famille de Bobby), la Beat Generation n’est pas loin et Bobby l’aurait probablement embrassée si il n’était pas né dans ce milieu là.

five

Il faut dire que le scénario est finement ciselé et formidablement introduit. On ne sait pas exactement qui il est, certainement pas au début (son origine sociale ne nous sera dévoilée que plus tard) mais pas à la fin non plus. Le film procède par petites touches pour nous exposer son personnage, de petites touches qui se contredisent ou plutôt se rectifient les unes les autres. Un exemple ? Vers la fin le personnage de Catherine a la plus clairvoyante définition de Bobby lorsqu’elle lui lance à la figure « (tu es quelqu’un qui) n’a aucun amour pour lui-même, aucune respect pour lui-même, aucun amour pour ses amis, sa famille, son travail, rien … », suivie juste après par une scène où Bobby promène le fauteuil roulant de son vieux père catatonique et lui fait un touchant aveu contredisant ce que vient d’énoncer Catherine … qui va en revanche se trouver confirmé par la scène finale quelques minutes plus tard. Bref, Bobby est un personnage qui va garder une partie de son mystère même si le film « avance » et nous en dévoile suffisamment pour éprouver une certaine sorte de sympathie pour un personnage qui ne l’est pas vraiment. C’est un film délicat, sur le fil du rasoir et en ce sens extrêmement réussi.

Autre réussite du film, la superbe cinématographie de László Kovács, chef op qui avait déjà officié sur Easy rider l’année précédente (donc qui a une certaine expérience en terme de road movie). Kovács sait filmer aussi bien de près les beaux visages de ses acteurs et ses actrices, il filme magnifiquement les paysages froids de l’état de Washington, et surtout nous sort de son chapeau quelques plans inoubliable qui servent considérablement le film avec soit des plans très mobiles (la scène de sexe virevoltante entre Bobby et l’une des deux poules rencontrées au bowling et surtout le magnifique 360 degrés lorsque Catherine parle à Bobby et que la caméra s’attarde sur le murs de la pièce où les photos de famille voisinent avec les portrait de Chopin ou de Franz Lizst) soit avec des plans fixes comme la scène finale d’anthologie, quarante secondes qui nous en racontent plus qu’un très long discours.

Le casting de ce film assez délicat est parfaitement réussi. Bobby, c’est le jeune Jack Nicholson, un acteur emblématique de cette contre-culture américaine dans laquelle le film s’inscrit, et qui venait juste de terminer Easy rider. Ce rôle est un peu celui qui va définir les futurs rôles de Nicholson pour la suite de sa carrière (qui s’annonce brillante, il va tourner avec Polanski, Antonioni et Kubrick au cours de la décennie) et c’est bien normal : Nicholson est vraiment idéal dans ce rôle de personnage mystérieux et en même temps instable, imprévisible, bagarreur plutôt que violent et qui essaie d’aimer (Catherine) sans vraiment y parvenir. Un rôle complexe, nuancé – tous les rôles de Nicholson ne le seront pas – qui porte le film sur ses épaules avec succès je dois en convenir.

Il est efficacement secondé pour cela par les deux personnages féminins, antagonistes et tous les deux confiés à des actrices que je ne connaissais pas car elles ont eu des carrières confidentielles ce que, au vu de leur prestation, je trouve bien dommage. C’est la jolie frimousse de Karen Black (à laquelle je trouve un faux air de Jane Fonda) qui joue Rayette, la petite serveuse aimante, naïve et un peu vulgaire qui aime Bobby sans vraiment le comprendre et surtout sans comprendre qu’elle ne doit pas espérer grand chose en retour. C’est aussi le personnage du film qui est vraiment issu d’un milieu populaire et qui met en évidence la différence abyssale de classe entre elle et la famille de Bobby lorsqu’elle leur rend visite. Bobby ne voulait pas l’emmener car il avait honte d’elle, elle s’impose quand même et ses saillies, ses attitudes lors d’une discussion de famille forment une scène assez dure où la pauvre petite n’est pas vraiment à son avantage. Elle joue un personnage qui n’est certainement pas celui de la petite blonde idiote, qui compense son manque de culture et de standing par ce grandes qualités de coeur que les autres n’ont pas et que Black avec son jeu tout en naïveté parvient à rendre vraiment touchant.

Et à l’opposé, nous avons le rôle de Catherine incarné par Susan Anspach. Catherine est l’opposée de Rayette, une femme distinguée, pianiste virtuose, fiancée au gentil et un peu niais frère de Bobby, Carl. Catherine est aussi clairvoyante que Rayette est naïve, aussi classe que Rayette est vulgaire, aussi « réaliste » que Rayette est amoureuse. Et c’est la très belle Susan Anspach qui donne vie à ce personnage « raisonnable », qui préfère la sécurité d’une vie rangée sans vraiment d’amour mais qui lui assure sinon une carrière, au moins la possibilité de vivre de sa musique, à l’aventure, voire l’extase que voulait lui offrir un individu instable comme Bobby, qu’elle a d’ailleurs parfaitement percé à jour.

five1

Et pour parfaire le tout, un mot sur la musique. D’un côté Chopin, Bach et Mozart joués au piano par les protagonistes au cours du film, et de l’autre un festival de la chanteuse country Tammy Wynette : on commence par un « Stand by your man » approprié, plus tard on aura D-I-V-O-R-C-E, Don’t touch me (chanté par Rayette qui a une voix merveilleuse a capella) et When there’s a fire in your heart. C’est l’Amérique des lettrés qui sont aussi des nantis qui frayent avec Chopin et Mozart opposée à l’Amérique des petites gens qui chantent des chansons country qui racontent d’ailleurs leur histoire.

Signalons pour finir que ce titre étrange « Cinq pièces faciles » est le titre d’un recueil de cinq morceaux à jouer pour pianiste débutant.

En conclusion, voici un très beau film, un bel exemple de ce nouvel Hollywood qui a présidé au renouveau du cinéma américain dans les années 70 et d’ailleurs la critique ne s’y est pas trompé, vu qu’il a été sélectionné quatre fois pour les oscars, entre autre pour la meilleure actrice dans un second rôle (Karen Black), le meilleur acteur (Jack Nicholson donc) et aussi le meilleur réalisateur (Bob Rafelson). Bob Rafelson justement, parlons-en ! Ce n’est certainement pas le premier nom qui vient à l’esprit quand on parle du nouvel Hollywood, écrasé qu’il est par les Coppola, les Scorsese, les Cassavetes … et pourtant, c’est un cinéaste qui aura une carrière honorable à défaut d’être décoiffante (de lui j’ai vu deux bons polars : le remake de Le facteur sonne toujours deux fois et La veuve noire) et qui, pour le film qui nous intéresse ce soir, nous offre un petit bijou de sensibilité, un film subtil et touchant qui aurait de toute évidence été approuvé par ses glorieux pairs précédemment cités. Chapeau bas donc. Cela valait bien ce modeste hommage sur ce blog.

5 réflexions sur “Five easy pieces (1970) de Bob Rafelson

  1. J’aime beaucoup ce film et tu en parles très bien. Pour moi, c’est cela l’esprit du Nouvel Hollywood, les films de cinéastes comme Bob Rafelson et Hal Ashby (que j’aime encore plus), davantage que les films de Scorsese, Coppola et Spielberg. Alors merci d’en avoir parlé.

  2. Beaucoup entendu parler mais jamais vu. Peter Biskind y consacre plusieurs pages dans son ouvrage sur le Nouvel Hollywood. Ton formidable article me donne très envie de m’intéresser davantage à la carrière de Bob Rafelson.

Laisser un commentaire