La ronde (1950) de Max Ophuls

Somptueux voyage dans le temps ce soir au BFI dans le cadres des Big Screen Classics. Un voyage dans le cinéma des années 50 mais aussi plus loin, celle d’Arthur Schnitzler, de la belle époque de la fin du XIXème siècle qui nous est montrée à l’écran. Ce soir est donc projeté La ronde, un film de 1950 signé Max Ophuls.

Un homme élégant, d’une élégance très XIXème siècle, homme de théâtre ou de cinéma, nous introduit à la ronde, sa ronde de ses personnages en commençant par nous montrer une jeune prostituée attirant un soldat, puis après le soldat se rendant au bal qui va séduire une femme de chambre qui va peut après faire succomber le fils de famille de ses patrons …

Le principe de la pièce de Schnitzler est simple : il s’agit de former une ronde de personnage où le personnage 1 interagit avec les personnage 2, puis le personnage 2 avec le personnage 3 etc … jusqu’à la fin où le dernier personnage (le 10) interagit avec le personnage 1. Toutes ces interactions sont des interactions amoureuses, qui concernent tous les types de liaison, toutes les catégories sociales. Le point commun pour chacune d’entre elle est que, comme chaque personnage s’en tire avec deux liaisons successives, une rupture ou une aventure sans lendemain n’est jamais un drame, c’est dire aussi que le ton du film est léger … comme une valse.

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Une valse viennoise bien sûr. Ophuls est un cinéaste, fraîchement revenu en France en cette année 1950, un pays qui l’avait accueilli en 1933 – il avait pressenti le désastre à venir après l’incendie du Reichstag – et qui lui avait donné la nationalité française en 1938. Il part après la défaite et finit par atterrir à Hollywood, période pendant laquelle il tourne Lettre d’une inconnue d’après une nouvelle … du viennois Stefan Zweig. Ce très beau film a fait un flop aux Etats-Unis, la sensibilté centre-européenne d’Ophuls n’a pas trouvé le succès devant le public, beaucoup plus terre à terre, au pays de l’oncle Sam. Ophuls est né en Allemagne, en Sarre, mais ses choix de scénarios montrent un certain tropisme autrichien, et c’est pourquoi il a jeté son dévolu sur cette singulière pièce de l’autrichien Schnitzler, qui avait fait scandale à son époque. La Vienne de l’arrière-plan est constituée de décors signé d’Eaubonne – le film est tourné intégralement en studio – mais ils arrivent, par la magie de la caméra d’Ophuls, par l’ajout de la musique aussi, à nous faire entrer dans cette Vienne de carte postale du monde d’hier.

La singularité, la structure de la pièce rend l’adaptation, réalisée par Jacques Natanson et Ophuls lui-même, complexe et les deux vont s’en tirer avec une magnifique innovation : celle du meneur de jeu, ce personnage excentrique et en même temps bienveillant, une sorte d’artiste qui façonne les destinées de ses personnages et dont la ronde et sa parfaite circularité serait son œuvre d’art. Il découpe son œuvre comme un auteur de théâtre mais il dispose des personnages et introduit ces scènes avec un clap de début bien voyant comme un réalisateur de cinéma. Il se permet même de censurer son film dans un intermède amusant pendant la scène entre le comte et l’actrice. Il est un peu Schnitzler, un peu Ophuls, il est celui qui pousse les personnages à faire ce que lui veut sans qu’ils s’en aperçoivent (il m’a fait penser au personnage de Lindorf / le diable dans Les contes d’Hoffmann), il est celui qui pousse le tourniquet pour le forcer à continuer à tourner, il est surtout remarquablement interprété avec bonhommie par l’acteur… autrichien Anton Walbrook, acteur au demeurant très cosmopolite puisque je vais le voir le mois prochain dans un film anglais (Les chaussons rouges).

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Cela paraît un peu idiot de la dire dans ce post mais La ronde est un film tourbillonnant. On y tourne, tourne, tourne bien, le maître de jeu est souvent sur un manège, symbolisant ces personnages qui passent avant de disparaître, la musique entraînante est bien entendue une valse signée Oscar Straus, les scènes se succèdent sur un rythme attendu avec des personnages effectuant la connection et l’amour pour fil conducteur, il ressort une étrange impression de circularité joyeuse et hors du temps. Hors du temps en effet, certes, il y a une progression temporelle, le film se termine après le moment où il a commencé (et avec une amusante rencontre entre deux personnages – le comte et le soldat – qui n’auraient jamais dû se rencontrer) mais on a l’impression qu’il pourrait tourner comme cela à l’infini, sans que personne ne bouge, dans cette Vienne figée dans son glorieux XIXème siècle. L’un des personnages affirme non sans raison que « le futur est angoissant et le passé est mélancolique », et effectivement on vit au présent dans La ronde et c’est peut-être pour cela que le film est si léger.

La distribution dans La ronde est magistrale et rassemble le fine fleur des acteurs du temps. Outre le rôle déjà cité du meneur de jeu confié à Anton Walbrook (le plus beau rôle du film à mon avis), les dix personnages sont interprétés par Simone Signoret (Léocadie, la prostituée), Serge Reggiani (Franz, le soldat), Simone Simon (Marie, la femme de chambre), Daniel Gélin (Alfred, le jeune homme), Danielle Darrieux, l’actrice fétiche d’Ophuls (Emma, la femme mariée), Fernand Gravey (Charles, la mari), Odette Joyeux (la grisette), Jean-Louis Barrault (Robert, le poète), Isa Miranda (la comédienne) et Gérard Philipe (le comte). Il est hors de question de faire un laïus sur chacune de ses pointures, disons simplement que la notice du BFI – une critique d’époque impitoyable – loue toutes les prestations sauf les deux derniers (Isa Miranda et Gérard Philipe) ce qui ne m’a absolument pas frappé, les deux scènes les plus savoureuses sont à mon avis celle entre la femme mariée et le mari et entre la grisette et le poète, autant pour la finesse des dialogues que pour les talent fou de ces interprètes (Barrault en particulier est magistral avec ses envolées lyriques en face d’Odette joyeux). Certaines des prestations demandées à certains acteurs sont cependant plus complexes que d’autres dans la mesure où ils doivent jouer, dans les deux scènes d’amour que le scénario leur impose, des rôles antagonistes : voyez Barrault, encore lui, qui joue le poète flamboyant qui toise la petite grisette de se supériorité au début avant de se retrouver peu après devant la grande actrice – Isa Miranda – dans le rôle du quémandeur, d’un type d’amour d’ailleurs beaucoup moins romantique.

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Le film – très chaste – a connu quelques déboires à New York en particulier où il a été pendant un certain temps censuré, mais est unanimement considéré maintenant comme un classique et comme surtout une magnifique mise en cinéma d’une œuvre complexe, celle de Schnitzler. En tout cas, bienvenue au grand Max Ophuls dans ce blog – c’est le premier film de lui que je chronique – avec certainement l’un des ses films les plus légers, cette pléthore d’acteurs savoureux et ce petit morceau de la Vienne de François Joseph qu’il nous restitue sur des airs de valse qui me trottent encore dans la tête.

5 réflexions sur “La ronde (1950) de Max Ophuls

  1. Superbe article qui traduit bien le ravissement que procure ce film, surtout lorsqu’il est proposé sur grand écran.
    Le grand admirateur d’Ophuls que je suis né pouvait rester insensible à ce film (et à cette chronique viennois et tourbillannte). Cette grande Ronde à la psychologie troublante m’avait, lorsque je l’avais vue pour la première fois, rappelé aussi l’errance sentimentale mais assurément plus torturée de Tom Cruise dans « Eyes Wide Shut », adaptée du même auteur.

  2. Ophuls : un grand cinéaste. Ses quatre derniers films français sont magnifiques, avec deux chefs-d’oeuvre (Le Plaisir et Madame de…). Superbe adaptation que cette Ronde en effet, bien supérieure à la pièce répétitive de Schnitzler, et tu dis bien ce qu’Ophuls lui apporte. J’adore Anton Walbrook qui joue dans deux de mes films préférés : Les géniaux Le Colonel Blimp et Les Chausons rouges de Powell & Pressburger.

    • Il faudrait que je revoie les deux chefs d’œuvre, cela fait très longtemps que je ne les ai pas vus.

      Sur Powell et Pressburger, j’ai vu Les chaussons rouges en décembre et Colonel Blimp était complet… Grosse frustration même si il repassera bien un jour

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