Les nuits de Cabiria (1957) de Federico Fellini

Le cycle Federico Fellini continue en ce début d’année 2020 pour célébrer le centenaire de la naissance de l’artiste et avec lui l’occasion de me rafraîchir la mémoire sur son œuvre. Voici donc ce soir, le troisième film du cycle que j’ai pu voir, un film de la fin de la décennie 1950 : Les nuits de Cabiria.

Cabiria est une petite prostituée romaine qui s’enorgueillit d’avoir « une maison – en dur – avec l’électricité et l’eau courante », dans un terrain vague misérable vers Ostie, maison qu’elle a réussi à acquérir par son dur labeur. Au début du film, son souteneur et prétendu amoureux la jette dans la rivière, tentant ainsi de la noyer car elle ne sait pas nager, en lui volant son sac à main. Elle retourne alors avec ses collègues à arpenter les trottoirs des thermes de Caracalla en attente du client, et finit, par un concours de circonstances, par se faire inviter au bar, puis à la maison par un acteur connu qui vient juste de larguer sa régulière qui lui tapait sur le système.

L’échec commercial de son précédent film, Il bidone, a causé des problèmes à Fellini pour financer son prochain film et cela d’autant plus qu’il devait narrer la vie d’une petite prostituée ce que les producteurs n’ont pas considéré comme un sujet porteur. Il s’est quand même trouvé un bon samaritain pour croire en lui : Dino De Laurentiis qui avait d’ailleurs déjà financé La strada. Et voilà donc le film sur les rails avec Fellini et son équipe qui peuvent se mettre à l’ouvrage. L’ouvrage, c’est à dire le détail du scénario, l’équipe contient un certain Pier Paolo Pasolini crédité comme « collaborateur du scénario », qui a en réalité aidé Fellini dans ses repérages pour se familiariser avec les bas fonds et le monde des prostitués romaines avec lequel Pasolini devait être familier mais Fellini non. Pasolini a aussi aidé pour les dialogues dont certains sont en dialecte romain que l’émilien (de la région d’Emilie) Fellini maîtrisait moins que lui.

cabiria

Le film tourne entièrement autour du personnage de Cabiria, joué par Giulietta Masina, femme du réalisateur qui a crevé l’écran trois ans plus tôt dans le rôle de Gelsomina dans La strada. Les deux personnages ont des points commun en particulier le côté lunaire, histrionique de leur caractères mais aussi de grandes différences car Cabiria est aussi volontaire et active que Gelsomina est passive et effacée. Fellini a affirmé que le film et le personnage de Cabiria avaient été influencés par Charlot dans Les lumières de la ville de Chaplin. C’est vrai pour le côté loufoque du personnage ainsi que pour certaines scènes (la danse frénétique dans la boîte de nuit ainsi que la rencontre avec l’acteur célèbre rappelant celle du millionnaire dans Chaplin) mais le caractère trempé de Cabiria tranche assez franchement avec la nonchalance ou la naïveté de Charlot ce qui rend la comparaison un peu exagérée à mon avis.

Le personnage de Cabiria porte sur ses épaules le message du film qui accorde beaucoup de tendresses aux pauvres et aux réprouvés de cette banlieue romaine. Le message est à mon avis double : il s’agit de dire, sur le mode pessimiste, que quels que soient les efforts sisyphéens que les pauvres feront pour s’extraire de leur condition, tout cela est vain car il n’y arriveront jamais et le film qui commence et finit sur des événements similaires d’illustrer cela de manière assez poignante. Mais aussi, c’est le message optimiste que j’ai tiré du film, que quelles que soient la misère, les avanies que ces pauvres gens auront à subir, ils seront toujours plus heureux, plus positifs que les riches et les puissants. C’est le cas de Cabiria dans la scène chez l’acteur connu Alberto Lazzari, c’est aussi le cas du solaire frère Giovanni que Cabiria rencontre furtivement lorsqu’il prêche la bonne parole avec ses images de saint Antoine. La fin du film avec Cabiria suivant la fanfare ne me laisse aucun doute sur le fait qu’elle parviendra à rebondir et je ne partage pas le sentiment de Fellini lorsqu’il affirme avec humour à Charlotte Chandler (citée dans la notice du BFI) « le film n’a pas vraiment de fin (…) suffisamment conclusive pour qu’on ne s’inquiète plus pour Cabiria. Moi-même d’ailleurs, je me fais encore du souci à son sujet ».

Ces « messages » sont exprimés par le début et la fin du film. La partie centrale, qui couvre 80% de l’œuvre nous montre justement les « nuits de Cabiria ». On la suit pendant ses déambulations, au hasard des rencontres avec des personnages plus ou moins loufoques qui croisent son chemin. On a l’acteur célèbre, les soirées avec ses collègues prostituées sur la passeggiata archeologica, la procession religieuse, la rencontre avec frère Giovanni, le spectacle avec l’hypnotiseur … Il y a aussi une longue scène centrale où Cabiria fait un bout de chemin avec un bon samaritain qui distribue la nuit des biens matériels aux pauvres. C’est une scène forte car on y rencontre une vieille prostituée misérable qui vit comme une souillon dans les grottes et qui laisse deviner ce que les plus pauvres de ces femmes peuvent devenir si elles n’arrivent pas à se ménager, matériellement, un pécule pour l’avenir. Bizarrement, cette scène était absente des premières versions du film sorties sur les écrans. On a dit que c’était parce que ce bon samaritain était un pur laïc et que cela n’a pas plu à l’église, on – dans ce cas « on », c’est Dino de Laurentiis le producteur – a dit aussi que c’est parce qu’il fallait simplement couper un film trop long. A vous de juger !

Mais toutes ces jolies scènes sont sans lien entre elles et ne contribuent pas à construire le personnage central de Cabiria. Elles font en quelque sorte diversion. Il faut attendre la rencontre avec Oscar D’Onofrio à la fin pour qu’on comprenne que, malgré sa bonne humeur apparente et sa soif de liberté affichée, Cabiria est tout de même très seule et rêve – c’est évident quand on y pense mais cela va mieux en le montrant – d’une vie rangée, loin de la dureté de la rue avec un mari et un foyer. Résultat – et c’est l’un des bémols que je voudrais apporter au film – on ne ressent pas autant d’émotion qu’on le devrait. La comparaison avec La strada (où chaque scène servait la trame générale du scénario et où l’émotion était partout) est en défaveur du film. Et avec le recul, on comprend que c’est un signe avant coureur de ce que sera la filmographie de Fellini dans les trente années qui vont suivre: à partir de Cabiria (partiellement), et complètement avec La dolce vita (son prochain film), Fellini se dispense de raconter une histoire et son cinéma se repose plus sur des scènes sans lien narratif marqué entre elles. Il faudra attendre le formidable Ginger et Fred (1985) pour que le réalisateur se redécouvre conteur.

cabiria1

Le rôle de Cabiria est donc confié à Giulietta Masina. C’est une actrice incroyable avec un visage de marionnette, des grands yeux émerveillés contre-balancés par un caractère de cochon qui donne un caractère irréel au personnage qu’elle incarne ce qui là encore handicape l’empathie qu’on peut ressentir pour elle (le personnage est peu réaliste, on est à la frontière entre le récit et le conte). Cela dit, si on accepte le principe, il faut bien avouer que sa prestation ne laisse pas indifférent. Elle donne beaucoup de sa personne, pour les dialogues (elle ne s’en laisse pas compter et jure comme un charretier) et sait jouer de l’émerveillement (lors du passage avec l’acteur ou lorsqu’elle en pince pour D’Onofrio) avec ses grands yeux ouverts comme personne. Mon jugement a certainement été influencé par La strada, encore une fois, j’ai probablement essayé de retrouver un peu de Gelsomina dans Cabiria ce qui n’était pas une bonne idée.

La musique quand à elle est sans surprise : toujours magnifique comme dans les autres Fellini, passés et futurs et toujours signée du maestro Nino Rota, toujours avec une instrumentalisation simple rappelant la musicalité du cirque et des saltimbanques, comme dans La strada – encore -, comme dans Otto e mezzo – le chef d’œuvre de Rota selon moi. Du grand art comme toujours avec la paire Fellini / Rota.

Le film a connu un grand succès ainsi qu’une impressionnante postérité. Tout a commencé à Cannes en 1957 lorsque Giulietta Masina obtient la palme de la meilleure actrice. Le film a ensuite été distribué avec succès aux Etats-Unis où il a reçu l’oscar du meilleur film étranger. Et ce n’est pas tout : il a inspiré en 1965 une comédie musicale à Broadway, Sweet Charity, qui fut tournée en film trois ans plus tard par Bob Fosse avec Shirley McLaine dans le rôle titre. Pas mal pour un Fellini que je considère comme plaisant mais certainement pas au niveau des grands chefs d’œuvre du maître. De toute façon, le réputation qui monte en flèche du réalisateur n’avait même pas besoin de cela. Après une pause de deux ans, il va porter encore bien plus haut les feux de sa notoriété au firmament du cinéma mondial : le film qui suivra Les nuits de Cabiria ne sera rien moins que La dolce vita.

2 réflexions sur “Les nuits de Cabiria (1957) de Federico Fellini

  1. Effectivement, ce que tu dis du catactère disparate de la narration, correspond à mon souvenir (lointain) du film. Cependant, j’avait trouvé la fin si forte qu’elle m’avait paru racheter le tout. Il faudrait que je le revois.

    • C’est un très bon film. Les « réserves » que j’émets – si on peut appeler cela comme ça r- elèvent plus de la volonté forcenée de faire un thèse / antithèse / syntèse comme en terminale. Aussi pour établir une hiérarchie avec les chefs d’oeuvres indépassables que sont pour moi Otto e mezzo et La strada (pour lequel je n’ai rien de négatif à dire).

      En tout cas cela vaut le coup de le revoir.

Laisser un commentaire