Tristana (1970) de Luis Buñuel

Nouvel opus du cycle consacré à Luis Buñuel au Garden Cinema, il s’agit cette fois d’un film tardif (1970), tourné dans le pays natal du réalisateur (l’Espagne) avec donc l’accord du dictateur local Francisco Franco. Voilà donc ce que je pense de Tristana.

Tolède 1929 : une femme vient de mourir, c’est la mère d’une très belle jeune fille de 19 ans : Tristana. Cette dernière va se trouver alors sous la tutelle d’un notable local, Don Lope Garrido. Garrido est un homme d’âge mûr, mais c’est aussi un noceur, peut-être pas un playboy mais au moins un vieux beau qui souhaite oublier son âge et jouir de la vie autant que faire se peut. Evidemment, la cohabitation dans son foyer avec une jeune fille aussi pure va immanquablement éveiller ses sens et le bon Don Lope va en faire sa maîtresse, en prenant bien garde de garder le secret dans la ville. Après deux ans de cette relation malsaine, Tristana, pour qui la rancœur envers Don Lope grandit, va vouloir s’émanciper.

Ce film est le troisième tourné par Buñuel d’après un court roman de l’écrivain espagnol du XIXème siècle Benito Pérez Galdós. Galdós est un écrivain qu’on qualifierait maintenant de « de gauche », aux idées libérales dans une Espagne très en retard sur la modernité et extrêmement conservatrice. Le centenaire de sa naissance en 1943 fut d’ailleurs largement célébré par les exilés espagnols de la guerre civile (dont Buñuel au Mexique) mais complètement ignoré dans la mère patrie sous le joug franquiste. A noter que Buñuel, grand amateur de Galdós, n’aimait pas beaucoup le roman et considérait que Tristana était ce qu’il avait fait de moins bon. Cela ne l’a pas empêché de lui trouver des qualités cinématographiques et d’en faire un script après avoir pas mal changé l’intrigue.

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Ce film a aussi obtenu l’autorisation de tournage à Tolède, de la part des autorités franquistes. C’est assez étrange quand on pense que le précédent film de Buñuel qui a eu cet honneur fut Viridiana en 1961 et que l’affaire avait fait scandale quand la censure espagnole a vu la produit fini, bien trop sulfureux pour son goût. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé pour Tristana mais il semble que de l’eau ait coulé sous les ponts et que l’Espagne souhaitât faire venir des investissements étrangers et donc sembler ouverte aux studios demandant des autorisations de tournage. Toujours est-il que tout s’est très bien passé et que le film, bien moins sulfureux que Viridiana, n’a pas créé de vagues.

Plantons alors le décor. Nous sommes dans une Espagne d’un autre temps. Celle Galdós est celle du XIXème siècle mais Buñuel transpose l’action qui commence en 1929, à la fin de la dictature de Primo de Rivera et couvre presque toutes les années de la deuxième république jusqu’en 1935. Les dates ne sont connues que par le script du film car aucune indication historique ne fuite à l’écran. L’Espagne de cette époque est une société rétrograde où les femmes restent cloîtrées à la maison et ne font guère que ce qu’on leur dit de faire. Les hommes seuls ont le droit de sortir au café ou ailleurs et occupent tout l’espace public. Il est obscène de s’embrasser dans la rue même dans l’obscurité d’un porche et les affronts ne se règlent pas à coup de poing mais à coup l’épée, lors d’un duel. Une atmosphère étouffante, propice au drame, qui m’a rappelé celle de La maison de Bernarda Alba de Federico García Lorca.

Et dans cette société figée pour l’éternité arrive le personnage de Tristana, très belle jeune fille, et victime idéale de son statut subalterne et de la convoitise des hommes qu’elle va nécessairement exciter. Mais, à la différence de Viridiana, Tristana va d’abord s’apercevoir qu’elle n’est qu’un jouet dans cette société, mais va surtout vouloir, sans aucune chance de succès, s’en émanciper (ce qui est complètement différent de ce qui se passe dans le livre où elle est soumise et accepte son sort sans regimber). Elle s’aperçoit vite qu’elle n’a pas vraiment de levier et compense et laissant croître en elle une haine sourde, inexprimée mais implacable envers les hommes qu’elle côtoie : Don Lope certes et aussi, à un degré moindre, son amant éphémère Horacio. L’histoire de Tristana, c’est l’histoire de cette haine irrépressible qui monte en cette femme, pour la rendre à la fin aussi cruelle que son tuteur l’était au début du film. Don Lope, en même temps, fait le chemin inverse. On observe la déchéance progressive de cet homme, sorte de mâle alpha sûr de lui au début du film mais homme soumis (il lui passe tout ses caprices et va même jusqu’à renier ses principes anticléricaux pour lui plaire) et malade à la fin. Et l’ultime paradoxe, c’est que ce Don Lope qui commence le film en abusant de sa pupille est finalement un bon gars : il ne la force absolument jamais si elle lui oppose un ferme « non » et va voir son honneur auquel il tenait tant bafoué lorsqu’il va falloir accepter les humiliations que Tristana va, au cours du film, lui faire subir. Tristana est un film sombre, désespéré, à l’image à mon avis de cette Espagne obscurantiste de ces années là.

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Le film est une coproduction Franco – hispano – italienne et chacun a voulu imposer son poulain au casting. Horacio, l’amant, est joué par le beau Franco Nero, yeux bleus, petites moustache à la Don Diego de la Vega. Don Lope est joué par un remarquable Fernando Rey, acteur fétiche des Buñuel tardifs qui se glisse joliment dans cette histoire, notable sûr de son fait au début, vieil homme méprisé et un peu gaga à la fin, une magnifique prestation pleine de conviction pour Rey qui considérait pleinement le film comme un film d’amour. Et Tristana, c’est bien sûr la très belle Catherine Deneuve, imposée par la production française. Je dois admettre, du bout des lèvres, que je n’ai pas été complètement convaincu par ce choix. C’est un rôle sombre, on l’a dit, qu’on a confié à Deneuve mais aussi un rôle intériorisé où la noirceur de son personnage ne se manifeste pas par des saillies spectaculaires. Tristana hait Lope, mais elle ne le montre pas, ne l’exprime pas non plus par son jeu (elle reste impassible), c’est en fait le dialogue avec sa confidente, la domestique Saturna, qui nous le fait comprendre. Elle est en plus doublée (le film est en espagnol bien entendu) avec une voix étrange, plus aiguë que la Deneuve qu’on connaît ce qui fait un effet bizarre.

Le film a connu le succès classique des Buñuel de cette période là. On ne criait plus au chef d’œuvre comme à l’époque de Viridiana, mais le film et sécurisé une projection à Cannes (hors compétition) et une sélection pour l’Oscar du meilleur film étranger. La critique a aimé, moi, sans plus. C’est un beau film, cela va sans dire mais les deux autres opus du couple Buñuel – Pérez Galdós étaient à mon avis autrement plus détonnants. A ce propos, je vais voir le dernier des trois projeté dans le cadre du cycle (Viridiana que j’ai déjà vu il y a longtemps) la semaine prochaine et je m’en réjouis d’avance.

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