Viridiana (1961) de Luis Buñuel

Avant dernier film que je vois du cycle consacré à Luis Buñuel au Garden Cinema avec ce soir une pièce de choix : le film du réalisateur qui a eu le succès le plus retentissant à sa sortie en salle – pour des raisons que je vais expliquer -. Voici donc de que je pense de Viridiana, un film de 1961.

Viridiana est une jeune femme qui s’apprête a prendre le voile mais qui est, juste avant de prononcer ses vœux, incitée à rendre visite une dernière fois à Don Jaime, son oncle, un homme solitaire vivant dans une grande ferme décatie à la campagne. Elle s’y rend un peu à contrecœur. Son oncle est en fait un homme brisé, en deuil de sa femme morte le soir de sa nuit de noce, femme qui ressemble de façon troublante à Viridiana. Jaime éploré supplie la jeune fille d’enfiler la robe de mariée – ce qu’elle fait – et va la droguer pour se prosterner devant elle et être même à deux doigts de la violer, ce qu’il ne fait pas. Le lendemain, il avoue sa faute à une Viridiana horrifiée, qui part sur-le-champ pour revenir au couvent. Arrivée au village, les gendarmes la ramènent chez son oncle pour qu’elle constate que le pauvre homme, torturé par le désir et le remords s’est pendu à un arbre du jardin. Il n’est plus question pour Viridiana de rentrer au couvent et elle s’installe pour la maison de son défunt oncle pour la transformer en maison de charité et y accueillir les mendiants du coin.

A la fin des années cinquante, Luis Buñuel, qui vivait depuis quinze ans au Mexique, reçoit une sollicitation aussi étrange qu’alléchante : de jeunes réalisateurs espagnols, qui vivaient toujours sous le joug franquiste, désireux de secouer autant que faire se peut le cocotier et de réaliser des films sociaux (Carlos Saura fut l’un d’entre eux) invitent ou suggèrent à Buñuel de réaliser un film dans son Espagne natale, espérant faire de lui un chef de file. Ce dernier accepte, et Franco qui, à l’époque, souhaite ouvrir son pays au monde et lui donner une image moderne (il y a du boulot) aussi. C’est le grand retour de l’enfant prodigue, non seulement dans son pays mais aussi dans son Aragon natal, puisque c’est là qu’on a tourné. Un retour qui ne durera que le temps d’un film.

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Le projet de Buñuel est de s’inspirer pour la deuxième fois après Nazarín, d’un récit de l’écrivain espagnol du XIXème siècle Benito Pérez Galdós, intitulé Halma et assez largement modifié. Pour planter le décor, il s’est en revanche abondamment servi des codes culturels de son pays l’Espagne. Ce sont les hautes plaines de la meseta aragonaise avec une de ses grandes haciendas qui sert de décor au film, les mendiants qui viendront molester Viridiana semblent tout droit sortis d’un tableau de Goya et lorsque Jorge, le fils de Jaime qui visite la maison, s’afflige qu’elle « n’ait pas été entretenue pendant 20 ans », comment ne pas penser que cette réflexion s’applique au pays tout entier, l’Espagne, guère mieux traité que la ferme de Jaime.

Comme Nazarín était une figure christique, Viridiana est une figure mariale qui va finir comme lui par perdre la foi et elle va y parvenir par un cheminement exactement inverse à celui de Nazarín : autant ce dernier a remis ses croyances en questions après avoir rencontré des gens bons, autant c’est la confrontation avec des gens mauvais – les mendiants – qui va faire franchir le pas à Viridiana. L’histoire est d’ailleurs assez singulière pour un film de Buñuel. Il exhibe les mauvais instincts non pas des bourgeois mais des pauvres, de ces pauvres hideux, diaboliques qui mordent la sainte main – celle de Viridiana, une main bourgeoise – qui leur a donné à manger et qui, malgré les injonctions, ne manifestent aucune solidarité de classe les uns envers les autres. Pas plus que les bourgeois du film à venir – L’ange exterminateur – les pauvres ne sont capables du s’unir pour lutter contre l’adversité et réaliser quelque chose ensemble.

C’est un film violemment mais aussi subtilement anticlérical. Violemment parce que la critique est sans appel, subtilement parce que, d’une part le film s’abstient de la méthode classique i.e. montrer en plein écran des religieux que le public haïrait (prêtres libidineux, inquisiteurs sadiques, confesseurs tout-puissants), mais surtout parce que le film montre, au contraire, des braves gens – Viridiana -, des croyants honnêtes et fervents qui font tout ce qu’il faut pour vivre en bon chrétien mais qui en fin de compte se font avoir avec en creux, le message qu’ils auraient dû faire comme Jorge, ne pas perdre leur temps avec la religion et mener une vie de jouissance.

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Le film est, pour l’époque, sulfureux, en tout cas très provocateur. Les symboles chrétiens sont maltraités, la vénérable couronne d’épine qu’on nous montre ostensiblement au début finit dans les flammes et surtout, la très célèbre scène du film où les mendiants veulent prendre une photo souvenir de leur orgie dans la grande maison et adoptent des poses qui sont très exactement les poses des apôtres dans La cène de Léonard de Vinci, a considérablement choqué les milieux catholiques. On pourra aussi mentionner la fin : l’abandon de la foi par Viridiana ne se matérialise pas par une apostasie discrète mais par une scène en grande pompe où elle enlève son fichu, détache ses cheveux (et mon dieu que l’actrice Silva Pinal est belle dans cette scène là) et va s’abandonner à son demi-frère jouisseur, la beau Jorge. C’est violent, radical, à mon avis un peu trop. Le film jusque là avait su garder une juste mesure pour dézinguer l’église sans trop le montrer, cette provocation là est à mon avis trop brutale, la tempérance qui avait été celle du film jusqu’à présent n’est plus de mise.

Sulfureux, provocateur, le film l’est certes, mais il ne faut pas le réduire à cela. Pour son retour en Espagne, Buñuel nous gratifie d’une cinématographie absolument magnifique, d’un noir et blanc parfaitement maîtrisé. D’un côté, nous avons des scènes claires, lumineuses, qui évoquent un peu le paradis, tournées souvent à l’extérieur, sous le soleil, avec les cheveux très blonds de Viridiana, ainsi que d’autres lorsqu’elle porte la robe de mariée. Le film a aussi un côté sombre avec un éclairage contrasté lorsqu’interviennent les mendiants avec leurs visages tannés et inquiétant et surtout quand on entre à l’intérieur de cette maison où tant de choses pas très catholiques vont se passer. La robe de mariée y est aussi portée mais cette fois par les mendiants et elle n’est plus blanche du tout mais complètement souillée. Je pense franchement que le cinéma de Buñuel n’est jamais aussi beau que lorsqu’il tourne en noir et blanc, et Viridiana représente à mon avis le sommet de son art. Lorsque deux ans plus tard, avec Le journal d’une femme de chambre, il va abandonner presque définitivement cette option, je pense personnellement que son « âge d’or » (sans jeu de mot) est derrière lui.

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Et, cerise sur le gâteau, le casting du film est lui aussi de première classe. C’est la sublime Silvia Pinal qui interprète le rôle titre. Pinal est une actrice mexicaine, accessoirement femme du producteur du film Gustavo Alatriste dont elle aura une fille deux ans plus tard prénommée Viridiana. Elle a donc suivi le réalisateur en Espagne pour ce qui reste son rôle le plus magistral, celui qui aura laissé une empreinte durable dans le cinéma mondial. Pinal joue cette très belle, trop belle jeune femme, profondément religieuse, dont en fait la religiosité n’a d’égal que la naïveté. Elle se croit responsable de la mort de Jaime et c’est cela et sa décision de rester à la ferme qui va sceller son destin. Elle est inquiète mais aussi volontaire, ne cédant à aucune tentation et Pinal incarne toutes les facettes de ce personnage avec le même talent. Le changement brusque induit par la fin et les réserves que j’ai exprimées à ce sujet sont dues au scénario et non au jeu de l’actrice. Pinal est secondée par deux acteurs espagnols, fidèles compagnons de Buñuel et eux aussi au sommet de leur art : Fernando Rey, son acteur fétiche dans le rôle de l’oncle Jaime, veuf inconsolable, amoureux transi, frustré et névrosé qui le conduira au suicide et à l’inverse, le beau gosse Francisco Rabal, qui va hériter de la maison, volontaire, entrepreneurial, fonceur, athée et surtout hédoniste aux antipodes du rôle qu’il tenait dans Nazarín lors de sa précédente collaboration avec Buñuel.

Alors que Buñuel donne le dernier tout de manivelle au film, la censure espagnole avait déjà exigé que la fin fût modifiée. En fait le film se terminait lorsque Viridiana entrait dans la chambre de Jorge et que celui-ci congédiait alors manu militari sa maîtresse du moment, la servante Ramona, pour faire place nette à Viridiana. D’où la fin actuelle : Viridiana entre chez Jorge, et les trois, Jorge, Ramona et elle commencent une partie de carte (prélude de tout évidence à un ménage à trois même si rien n’est montré). La censure n’a rien vu et a approuvé cette fin alternative tout aussi sulfureuse sinon plus et Buñuel, sentant le danger, a, une fois l’imprimatur obtenu, quitté l’Espagne toutes affaires cessantes en cachant les bobines de son film qu’il voulait mettre en sécurité en France. Le film a été présenté à Cannes, en sélection officielle et n’a remporté rien moins que la palme d’or – palme partagée avec un film tout à fait mineur, Une aussi longue absence d’Henri Colpi, on se demande bien pourquoi -. Le soir de la remise des récompenses, un journaliste de l’Osservatore Romano, le journal du Vatican, a vu le film et surtout a vu ce que le comité de censure n’avait pas vu du tout : son côté blasphématoire et anticlérical. Il se fend d’un article incendiaire qui décille les yeux de la censure espagnole qui, furieuse d’avoir été bernée, interdit le film de projection. Le film ne sera pas projeté en Espagne avant 1977, seize ans plus tard, deux ans après la mort de Franco.

Tout ça pour ça, pour un film somptueux, un film qui est probablement mon film préféré de la deuxième partie de carrière de Buñuel (je connais mal sa période mexicaine). Un grand film, projeté dans la salle pleine d’afficionados comme moi du Garden Cinema, un public qui voit approcher avec une pointe de regret la fin de ce salutaire cycle Luis Buñuel dont la plus brillante pépite nous a été montrée ce soir.

3 réflexions sur “Viridiana (1961) de Luis Buñuel

  1. Merci, j’aimerais bien le revoir. Tout à fait d’accord avec toi pour dire que les plus beaux films de Bunuel sont ceux en noir et blanc (je suis moins attiré par ses films français), et parmi ceux-là, on en avait parlé, je classe au sommet ses films mexicains.

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