Do unto others (2023) de Tetsu Maeda

Ce post est inspiré par un film vu au festival du cinéma japonais projeté au cinéma ICA en 2024. En général, je ne fais pas de post complet sur les films du festival – il y en a trop et ils sont trop confidentiels – mais je fais volontiers des exception pour les films marquants qui y sont projetés, autant parce que ces films m’inspirent plus de réflexion que les autres mais aussi pour essayer de promouvoir, de donner leur minuscule heure de gloire, à ces pépites cinématographiques qui resteront probablement au cimetière des films oubliés. Le film de ce soir s’appelle, en anglais, Do unto others, c’est une formule biblique (Matthieu 7 12) qu’on pourrait traduire mot à mot par « fait aux autres » (avec la suite « ce que tu voudrais qu’ils te fassent ») et il est signé d’un réalisateur dont je n’avais jamais entendu parle : Tetsu Maeda.

On suit la vie, d’une part d’une équipe de trois auxiliaires de vie, c’est à dire de soignants qui apportent à domicile des soins à des personnes âgées dépendantes et d’autre part d’une jeune femme froide et déterminée qui est en fait procureure. Leurs destins vont se croiser lorsqu’elle enquête sur deux cadavres trouvés au même endroit : une personne âgée à son domicile dont on découvre qu’on l’a aidée à mourir en lui injectant de la nicotine avec une seringue, et un soignant ayant fait une chute mortelle dans l’escalier en ayant, de toute évidence, essayé de voler l’argent du mort. L’affaire se corse encore lorsqu’on s’aperçoit qu’était présent au même moment dans les environs, Shiba, un autre soignant qui donne une explication confuse de sa présence sur les lieux du crime. En approfondissant son enquête, la procureure Otomo Hidemi va finir par découvrir l’impensable : Shiba, l’employé modèle, toujours très attentionné envers les petits vieux dont il s’occupe, n’est rien moins qu’un serial killer, qui les aide simplement à mourir en leur faisant une injection létale. Celui-ci est bien persuadé de son bon droit en assurant qu’il « sauve », aussi bien les malades – à un stade de dégénérescence bien avancé – que de leur famille qui doivent s’occuper d’eux et assister a cette mort lente et insoutenable. Horrifiée, la procureure Hidemi continue son enquête.

Le film est tiré du livre Lost Care de Aki Hamanaka que le réalisateur Maeda et son scénariste Yukari Tatsui ont adapté. La gestation du film a pris dix ans, le live a été profondément modifié même si la trame globale reste la même. C’est une histoire qui a vraiment touché Maeda (un homme vraiment sympathique et plutôt drôle qui a répondu à quelques questions d’après film) ce qui explique le temps qu’il a investi pour le porter à l’écran.

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On pourrait d’abord croire qu’il s’agit d’un thriller. Ce n’en est un que pendant un tiers du film. Cela commence un peu après le début pour s’arrêter à mi-film pour laisser la place à une deuxième partie qui, une fois le décor du thriller planté, fait place au film sociétal qui nous décrit avec ses moyens cinématographiques un aspect problématique de la société japonaise. Le côté thriller est vraiment bien fait, l’image est magnifique, les éléments soigneusement dévoilés les uns après les autres par l’enquête menée par cette procureure opiniâtre.

L’histoire bifurque à mi-film et le scénario policier donne alors une solide base pour disserter sur un problème épineux au Japon et dans pas mal d’autres pays : le vieillissement de la population, la nécessité de s’occuper des personnes âgées qui perdent leur autonomie – surtout celles atteintes de démence sénile -, l’impossibilité du système de santé actuel de satisfaire aux besoins et la charge énorme que doivent supporter les proches de ces gens qui ont l’obligation morale de s’en occuper.

Lorsqu’une personne a un parent atteint de ce genre de troubles lourds, il y a trois solutions. Etudions les méthodiquement pour bien exposer le problème. La première (appelons la solution numéro 1) est de la mettre dans un établissement du style EHPAD. C’est possible mais ce n’est pas donné à tout le monde. Le système au Japon ne prête qu’aux riches, l’état providence très égalitaire issu de l’après-guerre est en train de se désagréger sous le poids des cas à traiter (tout ce que je dis sur le Japon ne vient pas pas de moi mais de la notice du film et de la conversation avec le réalisateur qui ont suivi la projection), en gros, cette solution, la moins contestable, n’est accessible qu’aux personnes ou aux familles assez fortunées pour pouvoir se l’offrir. La solution numéro 2 est tout simplement d’abandonner la personne et de la laisser mourir dans son coin, ignorée, délaissée, loin de tout dans des conditions atroces. C’est évidemment cruel, on ne le fait pas spécialement par choix, parfois par ignorance (cette personne n’a pas de proches connus, avec lesquelles elle aurait gardé contact, pour s’occuper d’elle) et cela a donné lieu à des faits divers atroces où des petits vieux sont morts dans leur lit mais, comme personne ne s’inquiétait de leur existence, on n’a découvert leur cadavre que des semaines plus tard lorsque l’odeur a fini par incommoder les voisins. La troisième possibilité, celle considérée comme « normale » par la société, consiste à ce que ce soient les membres de la famille qui assument leur responsabilité et s’occupent de leurs aînés qui ont besoin de leur aide.

Le film fait adroitement le tour de la question et parvient à joliment insérer dans son scénario ces trois possibilités. Pour la « solution numéro 2 », il y a une séquence touchante au début avec une vieille dame ayant commis un menu larcin qui supplie la procureure, qui l’interroge, de l’envoyer en prison : la vie est dure ici-bas, elle n’a pas de quoi joindre les deux bouts, elle n’a personne pour la soutenir et se sent vieillir sans avoir les moyens de subvenir à des besoins qui, elle le devine, ne feront que croître. Aller en prison assurerait au moins qu’elle est des personnes (les gardiens surement) qui « s’occupent » d’elle, c’est à dire qui s’assurent qu’elle n’est pas morte.

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Mais la grande affaire du film est bien évidemment celle de la « solution numéro 3 ». C’est celle largement soutenue par à peu près tout le monde … surtout ceux qui n’y sont pas confrontés. Le film illustre assez magistralement la complexité du dilemme moral en nous exposant des cas tragiques comme par exemple celui de cette femme travailleuse pauvre, mère célibataire, travaillant tard dans un supermarché et passant ses soirées à s’occuper de sa mère délirante, qui ne la reconnaît plus. Elle emmène sa petite fille de six ans car elle n’a pas pu payer la garde, et la petite fille est témoin avec ses yeux d’enfants de la dégénérescence de sa grand mère. Cette même femme, après la mort de son aïeule (hâtée par le personnage de Shiba), trouve une certaine forme de soulagement et aussi le temps de vivre, en poursuivant une histoire d’amour avec un collègue de bureau et surtout en s’occupant de sa fille qui fait du toboggan dans une aire de jeu (alors que quelques jours plus tôt, la fillette n’allait pas jouer, suivait sa mère et voyait sa grand-mére se liquéfier à petit feu). Il est difficile, voire impossible de condamner cette femme là et cela pousse le questionnement un peu plus loin qui est de, peut-être pas juger, mais à tout le moins se faire une opinion sur le personnage de Shiba.

Shiba est l’incarnation de la « solution numéro 3 ». Le film fait un choix radical qui est de nous le présenter, au début, comme le voit la procureure et donc l’institution judiciaire, comme un assassin au sang froid qui a plusieurs dizaines de victimes sans défense à son palmarès, et puis de passer le reste du film à détailler son cas, à nous expliquer d’où vient son geste en nous faisant découvrir un certain nombre de choses dont ce que je viens expliquer dans le paragraphe précédent (c’est dur mais je ne veux pas trop divulgâcher le film). Le personnage chemine alors sur le chemin de la rédemption – filons la métaphore chrétienne puisque le titre l’y incite – sans, soyons honnête, y arriver complètement tant son passif est lourd. Mais le but est atteint, le trouble est semé dans l’esprit des spectateurs. A la fin, on a un sentiment beaucoup ambivalent envers ce personnage condamné sur le papier.

Et il n’y a pas que nous qui avons ce sentiment ambivalent, le personnage de la procureure aussi va être confrontée aux mêmes affres. Ce personnage nouveau n’existait pas dans le livre original et est, il faut bien l’admettre, une trouvaille assez géniale. C’est l’exact opposé du personnage de Shiba : c’est une femme, lui est un homme, elle incarne la justice, lui le crime, elle est riche et n’a besoin de rien, lui est pauvre et démuni et enfin lui est confronté à la « solution numéro 3 » et elle aux « solutions 1 et 2 ». C’est une caisse de résonnance qui va amorcer la réhabilitation de Shiba, c’est l’autre extrême d’un personnage sur le papier abject (le serial killer) et le film ne va jamais raconter que le lent rapprochement entre ces deux figures antagonistes. La structuration de ce scénario est remarquable – alors que le scénario a été, à mon avis jusque là, le parent pauvre des films du festival -. Si Maeda a passé presque dix ans à l’écrire, force est de constater que le jeu en valait la chandelle.

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Sur le plan technique, le film est également magnifique. Une cinématographie élégante qui sait s’adapter au contexte (voir le touchant générique de fin qui montre des images d’archives filmées cinquante ans plus tôt avec un grain beaucoup plus grossier), des positions de caméra, des plans minutieusement choisis pour mieux mettre en valeur surtout le visage et l’expression des acteurs et le message qu’ils veulent porter. Une remarque cependant : on a demandé à Maeda dans la séance de question qui a suivi les réalisateurs qui l’avaient influencé, il a cité Ken Loach (à mon avis parce qu’il était devant un public anglais) et Yōjirō Takita (le réalisateur du sublime Departures en 2008) mais ce qui est pour moi l’éléphant dans la pièce est bien Hirokazu Kore-Eda (qu’il n’a pas cité). Sa manière de filmer, sa cinématographie sont assez similaires, le sujet du meurtre rappelle The third murder, et la magnifique scène du parloir entre Shiba et la procureure Hidemi rappelle une scène tournée de manière identique, avec les mêmes jeux sur le reflet de la vitre que dans le film de Kore-Eda.

Le casting enfin est magistral. Shiba, le meurtrier vengeur, ou justicier selon lui, est joué par l’acteur Ken’ichi Matsuyama, de façon inquiétante, illuminée par moment et usant d’une redoutable rhétorique pour mettre en difficulté ceux qui l’interrogent. Ceux qui l’interrogent ? La procureure Hidemi jouée par l’actrice Masami Nagasawa que j’avais déjà vu dans le film Notre petite sœur de Kore-Eda justement. Elle a un rôle absolument fascinant de femme célibataire, raide comme la justice, sûre de son fait au début qui excelle dans son rôle de justicière mais qui possède elle aussi ses fêlures et dont la cuirasse va commencer à se fendre au cours du film. Ces deux acteurs sont proprement exceptionnels dans leur rôle ce qui est, je pense, à mettre au crédit autant de leur talent que de la direction d’acteur exceptionnelle de Maeda.

J’ai lu quelques critiques pour savoir l’opinion générale avant de rédiger ce post et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles ne sont pas aussi élogieuses et que le film a fait pas mal jaser. « Propos intéressant noyé dans un traitement trop mélodramatique qui nous tire des larmes à la fin », « plaidoyer douteux en faveur de l’euthanasie », voire « film au message détestable », l’éventail des réactions est varié et – c’est important – toutes compréhensibles. Même si je ne fais pas miens ces jugements, je comprends d’où ils viennent et c’est pourquoi j’ai utilisé à dessein et plus qu’à l’accoutumée la première personne du singulier, le « je » dans ce post. En tout cas, ce film, outre le fait de faire preuve d’une immense maîtrise de son art par sa cinématographie et ses acteurs, possède aussi une immense maîtrise de son sujet en se contentant de poser des questions en laissant bien le soin au public d’y répondre. C’est d’autant plus méritoire que certaines de ces questions sont cachées, ignorées ou niées par certains qui considèrent qu’il n’y a pas matière à débat. Bref, un beau film, un film profond, qui ne laisse personne indifférent, de toute évidence le plus beau film du festival de cette année.

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