L’ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel

Ce film est le premier que je vois d’un cycle consacré à Luis Buñuel que projette le Garden Cinema. J’ai raté le début du cycle qui a passé des films du début de sa période mexicaine mais je n’ai pas l’intention de rater la fin qui va se concentrer sur ses films de fin de carrière. En tout état de cause, j’ai vu aujourd’hui L’ange exterminateur, un film de 1962, l’un des plus grands films du réalisateur espagnol.

Mexico, le soir après une représentation de Lucia di Lamermoor de Donizetti. Le gratin des spectateurs et des artistes est invité pour un dîner chez Edmundo Nóbile, un grand bourgeois qui les reçoit dans sa riche maison. Les domestiques décident cependant de s’éclipser au début du repas ne laissant pour servir que Julio le majordome. Alors que la soirée s’avance et qu’il est l’heure de rentrer chez eux, les invités s’aperçoivent en fait qu’il ne veulent ou ne peuvent pas partir : une force irrépressible les empêche de franchir le pas de la porte et de sortir de la pièce où ils se trouvent.

Un an après l’immense succès, couronné à Cannes, de Viridiana, le producteur comblé Gustavo Alatriste demande à son poulain Luis Buñuel de rempiler et de sortir un nouveau film de son chapeau. Et il lui donne à peu près carte blanche. Si il savait! Voilà que Buñuel arrive avec un film Les naufragés de la rue de la Providence, titre modifié car il donnait trop d’indications en L’ange exterminateur (El ángel exterminador en espagnol). C’est donc ce film au scénario hallucinant, mais finalement assez jubilatoire, que Buñuel va présenter, après un tournage éclair de six semaines. Ce film au casting exclusivement mexicain fait encore partie de ce qu’on a appelé la période « mexicaine » de Buñuel, ce sera l’avant dernier (avant le moyen métrage Simon du désert en 1965).

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Car il y a une chose qu’il faut bien comprendre : que je dis que « les invités ne peuvent pas sortir de la pièce », il ne sont pas vraiment prisonniers, en tout cas pas enfermés, ce n’est pas une question de volition : ils voudraient bien, il sont d’ailleurs désespérés, mais lorsqu’il s’approchent du seuil, il s’arrêtent, leurs visages se figent et ils ne le franchissent pas. Parfois, ils avancent des prétextes dilatoires, mais en tout état de cause et sans aucune contrainte physique, ils restent dans la pièce. C’est l’idée géniale du film, la contrainte est parfaitement naturelle, organique et le film va se poursuivre en observant les réactions des gens qui y sont confrontés. Cette situation n’est pas une nouveauté : c’est le Huis clos de Sartre, c’est aussi le sujet de livres comme Malevil de Robert Merle ou Sa majesté des mouches de William Golding d’observer comment les solidarités forcées, imposées par la civilisation peuvent se déliter si la contrainte sociétale est levée et surtout si la promiscuité est imposée. Mais dans L’ange exterminateur, cette promiscuité est contrainte par une force insaisissable, venue d’ailleurs et jamais explicitée. Nous ne sommes pas vraiment dans la science fiction puisque les décors du film sont ceux d’une maison bourgeoise tout ce qu’il y a de plus classique mais il y a un vernis surnaturel assez sidérant qui aide à planter le décor. En fait cette idée aurait bien eu sa place dans une des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, Poe dont Buñuel était un grand admirateur.

Après cela, le scénario peut se dérouler un peu comme on l’attend. Le groupe est confronté aux inévitables contraintes physiologiques telle la faim, la soif, la maladie, l’ennui, l’inconfort et surtout l’exaspération de vivre avec une quinzaine d’autres personnes dans un lieu ultra-confiné, mais avec en plus l’obligation d’utiliser les ressources présentes sur place – très peu leur parvient, en encore par chance, de l’extérieur -. Le moyen pour alléger les souffrances endurées est bien connu : se montrer solidaire pour éviter à tout prix le cercle vicieux du désespoir, mais c’est la voie exactement opposée que ces gens là vont suivre : celle du ressentiment. Les vacheries volent bas, les langues se délient et les haines recuites, les jalousies soigneusement dissimulées par l’étiquette bourgeoise remontent à la surface. On se console, on se remonte le moral en accusant les autres de tout et n’importe quoi, voire en les menaçant et finalement en les frappant. C’est toute cette éducation bourgeoise, ces bons mots chargés de sous-entendus discret lancés pendant les conversations de salon, ce mépris de classe affiché pour les inférieurs que sont les domestiques qui fond comme neige au soleil et la nature humaine de ces bourgeois là est mise à nu dans toute sa laideur. Moquer les bourgeois est un grand classique du cinéma de Buñuel, cela manque parfois sa cible mais là ça vise juste, parfaitement juste.

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Le film comporte aussi quelques séquences bizarres, quelques passages surréalistes caractéristique du style de Buñuel encore à cette époque même si Breton n’occupe plus vraiment le devant de la scène. Une des femmes du groupe a pattes de poulet en guise des talisman dans son sac à main, des animaux (des moutons et un ours) errent librement dans la grande maison bourgeoise, enfin les personnages répètent à certains moments, surtout au début, les mêmes dialogues mais dans des circonstances différentes avec un certain effet comique. J’ai toujours trouvé ces coquetteries assez irritantes chez Buñuel mais là, emporté par la créativité du film et la discrétion de ces réminiscences surréalistes, je n’y ai pas trouvé à redire. Je mentionne aussi au passage la fin du film assez géniale, probablement encore plus jubilatoire, que je ne veux pas déflorer.

Ce que je pense du film est aussi étrange que le film lui-même. Il contient tout ce que je n’aime pas dans le cinéma de Buñuel : une charge anti-bourgeoise brutale et peu argumentée (qui fait très « lutte des classes », autant dire un peu datée) et des saillies surréalistes qui faisaient un peu tendance en 1929 dans Un chien andalou mais qui ne passent pas vraiment, en tout cas pas pour moi, en 1962. Et pour une raison que je ne m’explique pas, une raison aussi surnaturelle que ce qui maintient les protagonistes dans la pièce surement, ça passe, et ça passe même très bien. Le film est haletant et drôle à certains moment, on ressent une délectation perverse à voir l’humanité de ce groupe disséquée à l’écran puis finalement se désagréger. C’est je pense dû au fait qu’on accepte le fait qu’il n’y ai pas d’explication à la situation : nous sommes dans une fantaisie, une sorte de cauchemar filmé qui autorise pas mal d’écarts avec le réalisme qu’on est en droit d’attendre d’un film à charge. Une belle soirée qui s’est terminée lorsque je me suis dirigé vers la sortie de la salle de cinéma … et en ai franchi le pas sans encombre. Tout va bien alors !

6 réflexions sur “L’ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel

  1. Un film extraordinaire en ce qui me concerne, sans doute mon Bunuel préféré ! Un tour de force narratif mais aussi visuel, quand on sait qu’il ne disposait que d’un petit budget pour ce film. Prodigieux de bout en bout. Comme toi, les bréviaires de lutte des classes m’ennuient en général, mais ce n’en est pas un, car tout est tellement génial. Magie du cinéma. J’en ai parlé chez moi.

    • Je t’avais lu à l’époque Strum et je suis en gros d’accord avec toi. J’ai une toute petite préférence pour Viridiana je dois admettre (vu aussi dans le cadre de ce cycle) mais L’ange exterminateur, il n’y a pas de doute, c’est absolument génial.

      • Oui ! Je préfère celui-ci mais j’ai prévu de revoir prochainement Viridiana que j’ai en DVD. Pour moi, la période mexicaine de Bunuel est le sommet de son oeuvre.

      • Je te crois volontiers sur la période mexicaine de Buñuel mais je n’ai pas vu de films de cette période depuis bien vingt ans, il faudrait vraiment que je me rafraîchisse la mémoire, on en discutera à l’occasion.

    • Tu as vu Strum, il y a un opéra qui passe en ce moment a Bastille d’un compositeur anglais qui s’appelle « L’ange exterminateur », scénario d’après le film de Bunuel. Ce scénario complètement dingue fait des émules.

      • Oui, j’ai vu cela. Mais je ne suis pas très amateur de ce genre d’adaptation de scénario de films (ou de romans) sur scène. Je préfère les originaux.

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