Le mal n’existe pas (2023) de Ryūsuke Hamaguchi

Je suis resté assez traumatisé, il y a deux ans, lorsque j’ai vu pour la première fois un film du réalisateur Ryūsuke Hamaguchi (il s’agissait de Drive my car) et évidemment, je me suis fais un devoir d’aller voir tous les films de cet homme là qui passeraient à ma portée. C’est donc la cas ce soir avec son dernier opus, projeté à Venise en 2023 mais sorti sur les écrans en avril 2024, un film au titre qui sonne comme une maxime : Le mal n’existe pas.

Takumi est un homme solitaire, qui vit avec sa petite fille de huit ans, Hana, dans une petite communauté rurale, perdue au milieu des forêts et des montagnes. L’homme – comme tous les habitants du village d’ailleurs – vit en symbiose avec cette nature, exploitant au mieux les produits de la forêt, en connaissant toutes les ressources, plantes comme animaux. Un beau jour, un entrepreneur de la ville a l’idée d’installer un terrain de glamping (glamping veut dire glamour camping, ou camping de luxe si vous préférez) sur le territoire de la communauté et envoie pour ce faire deux consultants pour expliquer le projet aux habitants et essayer d’avoir leur approbation. L’affaire se passe assez mal, de valides objections sont notifiées et les citadins sont priés de revoir leur copie.

Il s’agit là d’un film étrange, car il n’est pas né, comme quasiment tous les films, d’un scénario écrit, une histoire, un récit ou une pièce de théâtre, mais d’un morceau de musique. C’est en effet la compositrice Eiko Ishibashi, qui a voulu accompagner les concerts qu’elle donnait d’images. Elle ne savait cependant pas trop lesquelles adjoindre à sa musique et s’est adressé à Hamaguchi, qu’elle connaissait car elle avait déjà signé la musique de Drive my car. Une grande complicité unit ces deux artistes, ainsi qu’une admiration commune pour Godard, Hamaguchi a accepté, a suggéré de mettre sur la musique d’Ishibashi des images d’archive mais cette dernière a insisté pour choisir au contraire des images filmées à cet effet. On a voulu tourner dans les montagnes près de Kobuchizawa, endroit où demeure la compositrice, et de fil en aiguille, les images on finit par former le film que j’ai vu hier. Un film avec une trame narrative comme un cri mais qui en impose surtout par son atmosphère, sa beauté et la poésie infinie qui se dégage de ses images que vient accompagner la musique d’Ishibashi.

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Les toutes premières scènes du film nous mettent dans le bain : il s’agit d’un film lent. On voit un homme qui marche dans les bois, coupe du bois et ce n’est que très progressivement que la personnalité de cet homme se dévoile à nous, celle de Takumi, un homme taiseux, profondément ancré dans ces lieux, cette forêt, cette nature. On le voit collecter de l’eau au ruisseau (on se demande pourquoi, on le comprendra plus tard), on le voit couper du bois avec un autre homme (qui est cet autre homme, on ne le comprendra que plus tard aussi), Le mal n’existe pas est un film qui se déploie au rythme de la vie de ces gens : progressivement, lentement, sans embardée scénaristique (à vrai dire, les seuls mini-ruptures dans le scénario sont celles qui m’ont laissé un peu perplexe) mais aussi profondément, c’est à dire que ce tempo nous permet d’ingérer les images et de, peut-être pas comprendre, mais compatir, presque communier avec ces gens de la communauté auxquels notre soutien est acquis dès qu’on commence à les sonder. Takumi en est le symbole. C’est un pilier de la communauté mais c’est aussi un homme qui leur ressemble : un homme de peu de mots mais chaque phrase qu’il lâche est pleine de bon sens, un homme peu expansif mais empreint d’une certaine bonté qu’on parvient à pressentir sans qu’il exprime quoique ce soit ou presque. Ce film est lent, certes, mais c’est un rythme voulu parfaitement maîtrisé, Hamaguchi emmène son spectateur où il veut et surtout quand il veut : il le fait réagir comme il le souhaite et on a une connaissance intime des personnages à la fin, beaucoup plus intime que si leurs actions avaient été (vulgairement) démonstratives.

L’autre énorme qualité de ce film est la qualité de se cinématographie, de tous les aspects de sa cinématographie. D’abord, les paysages. Le paysage est un personnage à part entière, si il ne s’était pas agit de cette nature sauvage et assez largement préservée, il n’y aurait pas eu de scénario. Elle nous est montrée dans toute sa splendeur et sa variété : il s’agit d’arbres, de buissons dans une nature couverte de neige, d’un ruisseau qui coule, d’un étang glacé avec un trou d’eau au milieu, d’oiseaux de proie qui planent, de traces de pas d’animaux dans la neige, de plans plus larges sur des sommets enneigés, le tout restitué par des images magnifiques signées Yoshio Kitagawa. La beauté de ces paysages inspire le respect et éclaire en même temps l’action de ces personnages : on comprend leur mode de vie et donc leur résistance au projet et leur refus de tout ce qui pourrait mettre en danger cet environnement.

La caméra de Kitagawa ne filme pas que la nature mais aussi la vie des hommes avec là encore des plans magnifiques, poétiques pour certains qui ajoutent encore à la beauté qui inonde ce film. C’est la vapeur qui s’échappe d’une cocotte (dont on comprend très bien qu’elle est dans un restaurant dont on a entendu parler peu avant), c’est un simple parking avec un ballon d’enfant rose qui détonne dans le coin gauche, c’est une petite fille au blouson bleu qui se promène dans un paysage de neige, ce sont des gens armés de lampes torche qui arpentent la forêt la nuit : pas un plan, un cadre où un éclairage qui ne soit pensé et entièrement au service de la beauté formelle hallucinante de ce film singulier.

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L’action « s’emballe » à de rares moments dans le film – comme à la fin par exemple – ce qui m’a un peu surpris, presque essoufflé. Il « se passe » aussi quelque chose lorsque la caméra se déplace en ville pour filmer les consultants (la conversation sur google meet), ceux-ci se dévoilent lors du voyage en voiture lors d’une touchante conversation où ils racontent leur passé et avec une amusante scène avec la dating app et j’ai eu presque l’impression que cela allait trop vite : exprimer le vécu et les sentiments des personnages simplement en les énonçant de vive voix, quelle brutalité ! Ou peut-être est-ce une métaphore pour nous faire comprendre que les gens de la ville sont faciles à sonder – il suffit de les voir agir ou écouter parler – tandis que les gens de la campagne exigent plus de patience pour pouvoir les approcher et les comprendre.

Le mal n’existe pas est un film simple : cela aurait très bien pu être une histoire de promoteurs qui veulent construire un télésiège dans le parc national de la Vanoise (c’est la même histoire), j’aurais moi-même pu écrire ces deux lignes de scénario. Ce que je n’aurais pas été capable de faire, c’est d’immerger avec la simple magie de la caméra les spectateurs dans cette histoire, de les embarquer avec les habitants du coin et de leur faire ressentir avec autant de force toutes les conséquences que cela implique et le côté destructeur et superficiel de notre vie citadine. Cela, peu de personnes auraient pu le faire. Mais le magicien qui nous a déjà envoûté avec Drive my car et qui récidive ici peut le faire, et les spectateurs comme moi n’ont plus qu’à se laisser emporter pendant l’heure quarante-cinq d’immersion dans les montagnes japonaises que nous offre le film.

3 réflexions sur “Le mal n’existe pas (2023) de Ryūsuke Hamaguchi

  1. Bravo pour ce texte empli d’images, de sensations et de sons ! Tu évoques très bien l’immense sens de la justesse de Hamaguchi, cette humilité naturelle de la caméra qui sait rester à sa place. Tout le contraire des (du) citadins qu’il filme.
    On se sent immergé dans ce milieu, au côté des villageois, de Takumi, en symbiose avec le pays des cerfs. J’ai moi même succombé à ce charme forestier, et bien davantage à cette manière de tracer les profils des gens de là-bas. Ruraux où urbains, chacun vit à son heure, à son rythme, selon ses besoins. Le film pose la question d’une possible jonction des deux. Si la conclusion vire au drame, elle n’en est pas moins ouverte à nos espérances. Et c’est cela qui est très beau selon moi.

    • Merci Princecranoir. Je viens de te lire et nous sommes exactement sur la même longueur d’onde.

      Oui, la manière qu’à Hamaguchi de nous dépeindre ces gens est tout simplement sublime. C’est un film lent mais d’une profonduer infinie qui nous permet de toucher vraiment l’âme de ces gens. C’est tout simplement prodigieux. Quel bonheur de cinéma.

      La jonction des deux, urbains et ruraux, est possible. Les deux consultants sont envoyés au casse-pipe (par des gens qui se gardent bien d’aller sur place) et vont se laisser finalement emporter eux-aussi : dans le film, ce sont les ruraux qui « gagnent », qui convainquent les urbains qui leurs rendent visitent et les spectateurs. Maintenant dans la réalité, je ne suis pas sûr qu’ils gagnent : le terrain de « glamping » a toutes les chances d’être construit. Je n’irai pas voir « Le mal n;existe pas 2 »

      • Je crains de ne pas être plus que toi tenté par un « Glamping 2 » 😉

        Hamaguchi montre un talent certain à dépeindre une atmosphère, une humeur, à la lisière du fantastique m’a-t-il semblé dans ce film, jusque dans sa conclusion dramatique (des teintes proches du cinéma de Kurosawa Kiyoshi).

        Très envie d’en connaître davantage sur Hamaguchi. Les longs métrage de ce réalisateur me font du coup moins peur.

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