La cérémonie (1995) de Claude Chabrol

Deuxième film (en deux jours) du cycle Claude Chabrol + Isabelle Huppert avec cette fois, un film qui a pas mal impressionné la critique de son temps : La cérémonie (1995), un film encensé à sa sortie par presque tout le monde … sauf par moi. Cela dit, la sortie du film, c’était il y a presque trente ans, cela valait donc bien une deuxième séance ce soir pour affiner mon jugement et accessoirement rédiger ce post.

La famille Lelièvre est une famille bourgeoise huppée vivant dans une grande maison en Bretagne, qui embauche une employée de maison. Celle-ci, Sophie, est une jeune femme mystérieuse et taiseuse mais qui s’acquitte de sa tâche avec zèle et en fin de compte donne entière satisfaction. Cependant, Sophie cache un lourd secret : elle ne sait pas lire. Ce handicap est pour elle une tare sociale atroce qu’elle souhaite à tout prix cacher au monde entier, ce qui, dans le cadre de son job, n’est pas sans poser d’épineux problèmes.

Il s’agit d’un thriller poisseux, qui se termine en tragédie, où il est pas mal question de classe sociale – une histoire qui a bien évidemment plu à Chabrol – et tiré d’un roman de la grande Ruth Rendell, A judgement in stone (titre français L’analphabète) publié en 1977. Le livre s’inspire lui-même de l’affaire criminelle dite des sœurs Papin (1933) et de la pièce de Jean Genet Les bonnes (1947) que ce fait divers inspira. La trame du film suit assez fidèlement celle du livre.

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Il s’agit ici d’un sujet en or pour Chabrol qui dispose, d’une part d’un scénario de fait divers écrit quand même par une reine du suspense, mais en plus d’un thème absolument captivant dont son cinéma est friand : le fossé de classe, le « class divide » qui sépare les bourgeois des prolétaires et l’impossibilité totale non pas de comprendre mais même de communiquer, voire de ressentir de l’empathie entre les deux extrémités du spectre social. Le rapport maîtres / domestiques restera toujours un rapport hiérarchique dans l’esprit de ces derniers. Aussi progressiste que soit l’employeur, Sophie se considérera toujours comme une servante, jamais comme une employée, et toute faveur ou offre de soutien sera toujours considéré comme de la charité, de la commisération, jamais comme un service rendu. Les dés sont pipés dès le départ, rien de bon ne peut sortir de cette affaire.

En plus de cela, le rôle de Sophie est joué par l’une des plus grandes actrices françaises qui a rarement été aussi exceptionnelle à l’écran : Sandrine Bonnaire. Elle joue cette petite bonne consciencieuse, appliquée et mutique qui nous fait comprendre, dès les premières images, par son regard et son attitude, la suite du film, c’est à dire que quelque chose va se passer et que son apparent détachement n’est pas de la réserve mais cache un sentiment plus profond, plus inquiétant surtout. Son regard fixe, faussement soumis lorsqu’elle se fait réprimander, sa frange coupée court, ses séances de décompression devant son abrutissante télévision, la lente progression de son ressentiment exprimée par son regard, jamais par des mots, les excuses imparables qu’elle improvise à chaque fois qu’on lui demande des comptes, tout cela contribue à rendre crédible, à nous faire croire à l’incroyable tragédie finale. Nous montrer, ou nous démontrer, le class divide, c’est bien, mais nous l’exposer avec une violence aussi paroxystique et de surcroît avec des personnages aussi vrais relève à mon avis du prodige et ce prodige est à mettre en grande partie au crédit de Sandrine Bonnaire.

Elle est de surcroît servie par un casting irréprochable chez les Lelièvre : Jean-Pierre Cassel joue Georges, le pater familias mélomane et autoritaire, la trop rare Jacqueline Bisset joue Catherine, la mère et la sublime Virginie Ledoyen joue Melinda, la fille rebelle mais pas trop et en tout cas pleine de bonnes intentions. Du beau monde bien choisi pour des rôles bien écrits, les rares saillies anti-bourgeoises – inévitables chez Chabrol – sont discrètes et réalistes (la mère qui force Sophie à boire un café au début, Melinda qui étale sa science et explique que « Sophie veut dire ‘sagesse’ en grec ») : tout pour plaire.

En plus de cela le scénario recèle quelques pépites. Le twist final avec le magnétophone est vraiment bien trouvé et les émissions de télévision d’époque qu’on nous montre à l’écran ont un indiscutable effet madeleine de Proust. Voyez un peu : le « bon film » que les Lelièvre regardent en famille n’est autre que Les noces rouges de Claude Chabrol – un « bon réalisateur » sûrement -, Sophie quant à elle regarde Les minikeums, La chance aux chansons et même Que le meilleur gagne « plus » (avec Gérard Holz comme invité, c’est dire si on est gâtés).

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Alors où est le problème me diriez-vous, ou plutôt y a-t-il un problème ? La réponse est oui et celui-ci réside dans un personnage dont je n’ai pas encore parlé, celui de Jeanne la postière, jouée précisément par Isabelle Huppert. Jeanne est le personnage qui va en quelque sorte socialiser Sophie la bonne. C’est sa seule amie, même pas une confidente puisque Sophie ne parle pas, mais son seul soutien, en tout cas le seul qu’elle est prête à accepter : c’est en sa compagnie qu’on voit Sophie rire ou sourire et jamais ailleurs. C’est aussi celle qui va jouer le rôle de pousse au crime, qui, par sa haine des nantis en général et des Lelièvre en particulier, va jalonner la voie vers l’inéluctable.

Pourquoi pas après tout ? Mais le problème est que ce personnage est complètement hors-sol. Il est aussi volubile que Sophie est taiseuse, aussi plein de certitudes que Sophie est hésitante et surtout aussi peu crédible que Sophie est crédible et c’est là véritablement que le bât blesse. C’est une sorte de Jiminy Cricket dans un film où Sophie serait tout sauf un Pinocchio, un personnage joué de manière un peu fofolle, en tout cas vraiment irritante, par Isabelle Huppert, qui ne colle pas, à mon avis, au reste du scénario. Dans le livre de Rendell (que je n’ai pas lu), Jeanne est membre d’une secte religieuse, je ne sais pas si sa présence est plus crédible mais dans le film et de la manière loufoque dont le personnage est joué, cela ne colle pas.

Et pour couronner le tout, autre détail du scénario irritant, Chabrol n’a pas pu s’empêcher de glisser les petites piques contre les cathos dont il est coutumier : l’action du Secours Catholique (où les deux jeunes femmes sont volontaires) est ridiculisée, et le personnage du prêtre est lui aussi présenté comme grotesque, sauf que je considère que le personnage qui lui fait face – Jeanne donc – est au moins aussi grotesque que lui ce qui a visiblement échappé à Chabrol. De toute façon, ces saillies bouffeuses de curés sont tellement anecdotiques qu’elles n’en étaient pas nécessaires, malheureusement, elles sont bien là.

Voici donc La cérémonie, un film aux deux visages avec d’un côté un fait divers social réaliste et glaçant avec des personnages incarnés par des acteurs au meilleur de leur forme, et de l’autre un personnage central pas vraiment sérieux qui vient rompre ce bel équilibre et frustrer un spectateur comme moi qui ne demandait qu’à être séduit par le film. C’est un film voulant montrer à l’écran les infranchissables différences de classe sociale, un sujet magnifique, poignant, qui a donné un certain nombre de chefs d’œuvre au cinéma comme en littérature – l’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit est le livre de Leila Slimani Chanson douce qui raconte une histoire en tout point similaire, le personnage de Jeanne en moins – et auquel Chabrol s’est attelé avec courage et ardeur, avec succès aussi, un succès partiel comme je viens de le dire, mais en fin de compte, disons-le, un succès quand même.

2 réflexions sur “La cérémonie (1995) de Claude Chabrol

  1. Voilà qui sonne comme une réhabilitation et j’avoue que cela me ravit. Je comprends qu’on ne te réconciliera pas avec cette Jeanne à la psychologie dérangée, instable et incontrôlable, socialement comme politiquement (elle mord la main de tous ceux qui la lui tendent, elle s’attache à celle qu’elle peut prendre sous sa coupe) que j’ai personnellement adoré. Je la trouve unique. Mais bien sûr, elle ne serait rien sans Sophie, contrepoint magnifiquement campé par Sandrine Bonnaire. Les deux vont de paire à mon avis, comme les deux pôles d’un même aimant.
    J’avais oublié ce trait de dérision autocritique sur les bourgeois qui regardent du Chabrol à la télé. C’est tout lui. Je ne m’en lasse pas. Une caustic itération qui manque tant au cinéma français aujourd’hui.

    • Oui on ne me réconciliera pas avec le personnage d’Huppert (je serais curieux de voir comment elle est campée dans le livre de Rendell) mais ne pas admettre que Bonnaire est sublime relève de la mauvaise foi.

      Je suis en porte-à-faux avec à peu près tout le monde sur ce film, j’ai fini par en prendre mon parti à la longue. Les sautes d’humeur sur Jeanne relèvent plus du dépit amoureux car ce personnage mis à part, je trouve que le film a un énorme potentiel

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