Le ciel peut attendre (1943) d’Ernst Lubitsch

Ce film est le premier que je vois d’un cycle du BFI consacré consacré à l’actrice américaine Gene Tierney. C’est un film symbolique, une sorte de trait d’union entre le grand Hollywood des années 50, celui auquel appartient Tierney, celui des Mankiewicz, celui des Preminger qui lui donneront ses plus beaux rôles, et le non moins grand Hollywood des années 30, celui des titans comme le réalisateur du film d’aujourd’hui, Ernst Lubitsch. Voici donc Le ciel peut attendre, en anglais Heaven can wait, un film sorti en pleine guerre, en 1943.

Henry van Cleve est un riche bourgeois new yorkais qui meurt dans son lit. Arrivé dans l’au-delà, il se dirige tout de go vers la réception de l’enfer, estimant qu’il n’a absolument aucune chance d’être accepté à l’étage au-dessus. Il rencontre un Satan cauteleux, qui n’a pas eu le temps d’étudier son cas et à qui il entreprend de raconter son histoire de fils gâté de la grande bourgeoisie new yorkaise de la fin du XIXème siècle, et de ses relations avec les femmes et en particulier l’amour sincère qui l’a lié à sa femme Martha, issue d’une riche famille du Kansas qui n’a a priori rien à voir avec le luxe raffiné de la sienne.

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Ce film est donc une comédie signée par le grand Ernst Lubitsch, qui s’inspire de la pièce de théâtre Birthday, signée du dramaturge d’origine hongroise Leslie Bush-Fekete. Le titre s’explique car la totalité des scènes du film, des vignettes racontant la vie d’Henry van Cleve, se déroulent lors d’un des anniversaires de ce dernier. La pièce comporte six tableaux, le film, adapté soigneusement par Samson Raphaelson, un collaborateur régulier de Lubitsch, en comporte huit d’inégale longueur.

C’est le premier film de Lubitsch produit par la XXth Century Fox avec qui il a signé en 1941. L’homme est un peu un OVNI dans le Hollywood pourtant foisonnant de ces années là. C’est un réalisateur de comédie, toute son œuvre américaine relève de ce genre là mais, à la différence de ses pairs, Lubitsch a considérablement élargi sa palette comique : la comédie des années 30 consistait quasi-exclusivement en screwball comedies – traduit maladroitement en français par « comédie de remariage » même si parfois il n’est question que de mariage – mais ce franc-tireur de Lubitsch a réussi a faire rire sur à peu près n’importe quoi. Ce fut le cas de son précédent film, le sublime To be or not to be, c’est aussi le cas de celui-ci. Aux dires même de Lubitsch, « le héros ne souhaite que ‘bien vivre’ sans volonté d’accomplir ou de faire quoique ce soit de noble », il s’agissait aussi de « montrer le mariage heureux de manière plus réaliste que dans les comédies traditionnelles où il est montré comme une histoire ennuyeuse, peu excitante qui se déroule au coin du feu ». Ces prémices anti-conformistes et un peu plan-plan ont un peu effrayé la grand Daryl F Zanuck, le gourou de la Fox, mais est-ce bien raisonnable de refuser quoi que ce soit à Lubitsch ? Le film s’est fait, aux conditions du réalisateur, le nouveau Lubitsch ne racontera rien mois que l’histoire de bourgeois hédoniste qui vient frapper après sa mort à la porte de l’enfer. Voilà! Pas vraiment le canon comique de l’époque!

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Le film nous raconte donc l’histoire d’Henry van Cleve, de la naissance jusqu’à sa mort et du malentendu qui va se former, dans son esprit, pour savoir si il est un mauvais garçon (ce dont il est persuadé) ou un bon bougre (ce qu’il est en réalité, le perspicace Satan nous le fera comprendre à la fin). Henry est un personnage flamboyant, enfant désobéissant, jeune homme qui brise les codes, il est beau gosse, beau parleur, il fait des choses que la société figée dans laquelle il vit réprouve et est toujours à la manœuvre pour arriver à ses fins. Ca, c’est pour l’affiche, la superficialité des faits. En vérité, d’une part Henry n’est pas un fils maudit, mais quelqu’un fait ce qu’il faut pour son bonheur personnel et celui des autres personnages qui ne sont pas des caricatures (Martha bien sûr mais aussi son fils), tout cela étant attesté par l’approbation du grand-père, Hugo van Cleve, personnage savoureux, magnifiquement interprété par Charles Coburn, qui fait office de conscience morale, de Jiminy Criquet pour Henry en lui soufflant ce qu’il doit faire même si la morale doit le réprouver. Et d’autre part, Henry n’est pas à la manœuvre du tout contrairement à ce qu’il croit. Tout le film nous raconte comment Henry le séducteur va, tout au long de sa vie, se faire manipuler par tout le monde à commencer par les femmes. Même la première scène de l’enlèvement était prévue, la subornation de l’actrice Peggy Nash est une mascarade, Henry le vilain garçon au sourire enjôleur n’est en fait qu’un benêt, un gentil benêt qui s’ignore ce qui lui vaudra son salut.

Heaven can wait est le seul film que Lubitsch tournera en couleur, un technicolor flamboyant, très d’époque, mais utilisé aussi pour servir le scénario. Les intérieurs son criards, les vêtements, dans cette bonne société, aussi mais on remarquera la différence voulue entre la déco surchargée mais raffinée, un peu rococo, des appartements patriciens new yorkais qui contraste avec le luxe ostentatoire et vulgaire de la famille Stable, les beaux parents du Kansas.

La distribution a été l’objet de marchandages. Le rôle principal n’est pas celui de Martha / Tierney (dont le nom apparaît pourtant en premier sur l’affiche) mais d’Henry. Lubitsch voulait Frederic Marsh ou Rex Harrison mais Zanuck a eu le dernier mot et lui a imposé un acteur maison, Don Ameche ce qui n’a pas enchanté le réalisateur. Mauvais jugement! Ameche est excellent, séducteur, tendre, on comprend dès la départ que ce petit vieux qui se pointe au début chez Satan ne va pas y rester très longtemps et il est irrésistible dans les parties où il joue le joli cœur. Lubitsch admettra d’ailleurs son erreur avec son accent allemand « Isn’t that the vorst luck in the world? Vat are we going to do, the guy is good ». Le rôle féminin est donc confié à Gene Tierney, actrice montante de la Fox à l’époque. Je la trouve assez remarquable lorsqu’elle joue Martha âgée – car le scénario exige qu’elle se vieillisse, ce qui n’est pas courant à l’epoque, surtout pour les actrices – avec toute l’expérience que l’âge lui confère, un peu moins lorsqu’elle joue Martha jeune, un rôle très difficile de toute façon d’une oie blanche du Kansas, mais fine mouche qui ne souhaite qu’une chose, se faire enlever par le beau Henry et échapper à son mariage forcé comme elle l’explique plus tard. A noter les succulents rôles secondaires de Charles Coburn (Hugo, le pétillant grand-père) et Laird Cregar (« son Excellence » autrement dit Satan).

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Les témoignages sont légion sur un tournage difficile où Lubitsch a pas mal rudoyé Tierney. D’après Ameche, il l’a poussé dans ses retranchements lors de certaines scènes qu’elle ne jouait pas comme il le souhaitait jusqu’à la briser complètement et attendre qu’elle se reprenne et joue la scène exactement selon sa volonté. « Il savait quoi faire. Il ne l’aurait pas fait si il n’avait pas eu à le faire, c’est un homme entièrement dédié à son art » estime l’acteur. Pour Tierney à l’inverse, c’est un tyran qui l’a constamment terrifiée sur le plateau. Un échange célèbre entre eux (conté dans la notice du BFI) commence par une plainte de Tierney: « Je veux faire de mon mieux mais je ne peux pas continuer à travailler sur ce film si vous continuez à me crier dessus ». Lubitsch : « Je suis payé pour vous crier dessus ». Tierney : « Oui, et moi je suis payée pour encaisser – mais pas assez! ». Et tous les deux éclatèrent de rire avant que le tournage ne se poursuivre sur un mode – un peu – apaisé.

Pour être tout à fait honnête, j’ai eu moins mal au ventre (d’avoir rigolé) à la fin d’Heaven can wait qu’à la fin de To be or not to be mais qu’importe. Ce film est un petit bijou, est bijou exotique, qui ne ressemble à aucun autre, en couleur et qui vaudra à Lubitsch l’une de ses rares nominations aux oscars (la seule de la maturité ce que je trouve personnellement hallucinant). Et pour moi, le cycle Gene Tierney commence en fanfare mais il ne faut pas se faire trop d’illusions : les grands maîtres des années 30 vont bientôt s’effacer pour faire place aux contemporains de Tierney, ce sera Laura (Preminger) ou madame Muir (Mankiewicz). C’est bien aussi, aucun doute là-dessus mais il est sûr on a eu ce soir le plus grande partie de la rigolade que le cycle allait nous offrir.

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2 réflexions sur “Le ciel peut attendre (1943) d’Ernst Lubitsch

  1. Un Lubitsch, ça ne se rate pas… Et pourtant je l’ai raté celui-ci 😩 avec la divine Gene et Laird Cregar en prime ! (je l’avais découvert dans le remake de « The lodger »).
    Nul doute que la partie de rigolade fut grande.
    Encore bravo pour cet article complet qui fait pétiller d’envie.

    • Merci du compliment Princecranoir, effectivement, un Lubitsch, cela ne se rate pas avec effectivement une bonne partie de rigolade à la clef. Tu aurais adoré Cregar qui est délicieux en VRP de son business ie de l’enfer.

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