Le lâche (1965) de Satyajit Ray

En 1965, le cinéaste Satyajit Ray tourne coup sur coup deux films, deux moyens métrage d’un peu plus d’une heure chacun. La longueur totale étant d’environ deux heures, ils étaient destinés à être projetés au cours de la même séance, encore aujourd’hui puisque je les ai vus consécutivement au BFI. Cependant, les deux films étant complètement différents, j’ai décidé de me fendre de deux posts dont voici le premier sur le film Kapurush (1965), en français Le lâche.

Amitabha Roy est un écrivain dont la voiture tombe en panne, ce qui va nécessiter plusieurs jours de réparation. Bimal Gupta, un homme jovial – et très riche planteur de thé – voyant son désarroi, lui offre l’hospitalité chez lui le temps de patienter, ce qu’il accepte. Et c’est alors, en entrant chez son amphitryon, qu’il s’aperçoit que la femme de celui-ci n’est autre que Karuna, une jeune femme dont il était éperdument amoureux il y a quelques années et qu’il a laissé partir parce qu’il n’a pas eu le courage de tout quitter pour elle lorsqu’elle le lui demandait.

Le lâche est un film étrange. Il commence chronologiquement comme Mahanagar (La grande ville, 1963, l’avant dernier film de Ray) lorsque Karuna demande à Amitabha de l’épouser contre l’avis de sa famille et donc de trimer pour gagner de l’argent, elle, se proposant de trouver un job – comme Arati dans Mahanagar – pour contribuer au budget du ménage, mais il se termine comme Charulata (1964, le précédent film de Ray) avec cet amour rendu impossible par la présence malvenue d’un mari entre ces deux là. Et la correspondance est d’autant plus troublante que c’est la même actrice, Madhabi Mukherjee qui crève l’écran dans les deux films avec le même acteur pour partenaire (Soumitra Chatterjee) dans Charulata. Et que croyez-vous qu’il arrivât, elle va crever l’écran dans ce film là aussi.

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Madhabi Mukherjee est une actrice sublime – mes posts antérieurs en témoignent – qui peut jouer toutes les attitudes y compris les plus ambiguës et qui se voit confier ici un rôle de toute évidence à sa mesure. La relation entre elle et Amitabha est le nœud du film mais sa vraie clé est bien de comprendre, de sonder ses sentiments à elle. On nous montre l’origine de leur amour avec quelques flashback très beaux du point de vue formel mais un peu démonstratifs du point de vue de la narration, où elle est la petite ingénue, au visage totalement innocent, qui tombe amoureuse d’un étudiant il faut bien le dire irrésistible, avec des réparties lors des rendez-vous galants qui me font personnellement rêver. Et nous voilà projeté quelques années plus tard, mariée bourgeoisement à un homme riche mais vulgaire, qui la traite bien sans faire montre d’une passion dévorante. Son attitude lorsqu’elle retrouve son ex-fiancé par le plus grand des hasards est un modèle d’ambiguïté. Je me suis longtemps posé la question, et je me la pose encore de savoir si elle avait conservé un tout petit peu de sa passion de jeunesse ou si elle était devenue une femme aigrie qui se voit offrir un occasion providentielle de faire ressentir à l’autre l’humiliation qu’elle a ressentie elle quelques années plus tôt.

Ainsi, c’est elle – et non un serviteur comme cela aurait dû être le cas – qui vient porter l’eau dans la chambre d’Amitabha au début. Est-ce qu’elle veut éprouver ses sentiments ou est-ce la première des multiples provocations que le jeune homme va devoir endurer pendant son séjour chez les Gupta ? Sa froideur distante pendant le repas ? Non feinte ou forcée par le respect des conventions ? Ses lunettes noires le foulard qu’elle porte constamment pendant le voyage en voiture ? Pour cacher son trouble ou pour se donner des air supérieurs et priver Amitabha de ses yeux irrésistibles ? La main qu’elle pose sur l’épaule de son mari pendant ce même trajet en voiture ? Geste pour se protéger et ne pas commettre l’irréparable ou provocation supplémentaire ? Et enfin la scène finale ? Tentative désespérée pour le revoir ou pur sadisme ? Très franchement, le film ne tranche pas, Madhabi Mukherjee respecte scrupuleusement son cahier des charges de nous donner aucune indication et je pense personnellement que l’ambiguïté demeure et que c’est voulu. La notice du BFI (un texte de Ben Nyce, Satyajit Ray, A study of his film) pense clairement qu’elle en pince encore pour lui. Je peux très bien soutenir la thèse complètement opposée : l’image idyllique qu’elle avait de lui s’est effondrée au moment où il l’a repoussée et le dieu vivant est apparu pour ce qu’il était : un lâche, et son amour s’est envolé à cet instant là.

A côté d’elle, le personnage d’Amitabha est beaucoup plus prévisible et univoque a tel point que je trouve qu’il en fait même parfois un peu trop, voir les larmes qu’il verse dans la scène de la voiture par exemple. Il est joué par la légende Soumitra Chatterjee, l’alter ego de Ray qui l’accompagnera, depuis sa première apparition dans Apu Sansar (1959) dans rien moins que quatorze films. Le script ne lui donne pas les moyens de répéter sa performance de Charulata où les deux membres du couple étaient sur un pied d’égalité. Dans Le lâche, c’est clairement Karuna qui attire les projecteurs vers elle. Le rôle de Bimal, le mari est joué par un autre fidèle de Ray, Haradhan Banerjee, avec la même truculence que celle avec laquelle il jouait déjà le jovial en même temps qu’impitoyable patron d’Arati dans Mahanagar et c’est comme il se doit un plaisir de le retrouver ici.

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Ray a comme à chaque fois mis tout son talent au service de son sujet, c’est ainsi qu’on a des dialogues à fleuret mouchetés assez savoureux, essentiellement entre Amitabha et Karuna. Par exemple : Elle (lui donnant un boîte de somnifères) : « Tiens prend en deux cela te fera dormir », lui (éploré) : « Tu n’as pas peur que j’en prenne plus que deux », elle (dédaigneuse et sarcastique) : « Je ne me fais pas de soucis », ou encore, elle (avant de partir en voiture au sujet du pique-nique) : « J’ai prévu des sandwichs, nous allons manger froid », lui : « De toi je n’ai jamais obtenu que de la froideur ». Tout cela est très subtil et finement ciselé. La cinématographie est magnifique et inventive, voir à ce sujet le plan où on est dans la pénombre de la salle à manger et où on ne voit que la lumière qui passe par l’interstice en-dessous de la porte (fermée) de la chambre, lumière intermittente, c’est à dire tantôt claire, tantôt assombrie qui nous fait comprendre que le personnage derrière la porte est en train de faire les cent pas devant. Mention spéciale également pour la petite musique jazzy, assez inhabituelle chez Ray et composée, comme souvent, par le maître lui-même qui vient joliment accompagner certaines scènes.

Le lâche est donc un très beau film, réalisé à un moment charnière de la carrière de Ray, celui de l’après Charulata. C’est le dernier film qu’il tournera avec la sublime Madhabi Mukherjee, une immense actrice qu’on quitte avec regret, ce n’est rien de le dire, mais c’est aussi un film qui porte en germe les thèmes que le cinéaste va développer dans la suite de sa carrière. Le discours de Bimal qui explique sans aucune honte que les hommes comme lui ne frayent qu’avec des hommes qui sont du point de vue social, ses égaux et qu’il reproduit sans état d’âme l’attitude du colonisateur anglais vis â vis des « indigènes », un thème qui sera développé dans les années 70 dans sa trilogie de Calcutta. Le lâche donc serait une sorte de queue de comète, Ray aurait épuisé son sujet avec Charulata et commence déjà à se tourner vers de nouveaux horizons sur lesquels il aura, de toute évidence, beaucoup de choses à nous dire. On attend la suite avec impatience !

2 réflexions sur “Le lâche (1965) de Satyajit Ray

  1. Un film formidable qui m’avait penser à une nouvelle – tandis que Charulata, par exemple, film assez différent, par sa forme et par ce qu’il raconte serait un roman. Je me souviens qu’on avait échangé sur le film et effectivement je parlais plus du personnage masculin dans ma note – personnage que je trouve très bien cerné – tandis que tu t’attaches plus au personnage féminin. Dans tous les cas nous sommes d’accord sur le fait qu’il s’agit d’un très beau film !

    • Oui Strum, on en avait discuté et on avait approché le film sous un angle différent (ce que le film permet, il est tellement riche)..

      Une nouvelle, tu as raison alors que Charulata relèverait plus du roman (et Le lâche est un moyen métrage). Une nouvelle, et un des plus beaux exemples du genre.

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