The shape of night (1964) de Noboru Nakamura

Le film d’aujurd’hui a été diffusé dans le cadre du cycle « Les femmes dans le cinéma japonais » du BFI et présente la particularité de n’avoir par été diffusé en France (en tout cas, je n’en ai trouvé nulle trace) d’où le titre anglais que je n’ai pas osé traduire (La forme de la nuit, vous imaginez ?), ce qui n’aurait pas rendu grâce à ce film au demeurant magnifique.

C’est l’histoire de Yoshie. Au début du film, Yoshie est une petite prostituée de rue qui monte avec un client qui va lui faire raconter son histoire. Elle raconte comment, jeune fille travaillant à l’usine pour aider sa famille démunie à subvenir à ses besoins, elle s’est amourachée d’un petit voyou. Le beau gosse s’est avéré être en fait sans la sou, et petit malfrat lié à la mafia yakuza locale. Il va alors suggéré à Yoshie de se prostituer, occasionnellement au départ puis après, usant de la contrainte et de la menace, d’en faire un gagne pain à plein temps.

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Le film retrace en fait deux histoires qui s’entremêlent : d’une part il y a la destinée de Yoshie, de la spirale infernale qui l’a menée à la prostitution, la chute progressive vers l’abîme pas tellement parce qu’elle est malheureuse et que son métier la dégoûte, mais surtout par le manque de perspectives d’avenir et le stigmate social qu’il induit – stigmate encore plus marqué au Japon que dans nos sociétés occidentales, c’est dire ! -. La deuxième histoire raconte la relation de Yoshie avec le client qu’elle rencontre au début du film qui va tomber amoureux d’elle et essayer de la tirer de là. Le film est très réaliste de ce point de vue là : alors que tout pousserait la petite Yoshie à suivre ce pygmalion providentiel qui veut bien la considérer pour autre chose qu’une pute et lui offrir in extremis un avenir plus radieux que celui qui l’attend, les liens qui l’attachent à son milieu sont si forts qu’elle hésite, qu’elle tergiverse avant d’accepter (ou pas… je ne dévoilerai pas la fin du film) une bouée de sauvetage pourtant inespérée. Je connais assez peu ce milieu là (si si, je vous jure) mais j’ai trouvé l’histoire réaliste et donc, car les événements montrés sont tragiques, bouleversants.

L’ensemble est de surcroît filmé de façon magistrale. Le filmographie de Nakamura – je précise tout de suite que c’est un cinéaste dont je n’ai jamais entendu parler et que je suis allé voir ce film par hasard – est extraordinaire et certaines scènes mémorables.

Prenons la scène du début par exemple, celle du générique. La caméra s’attarde sur le visage de jolies femmes. Il fait nuit et il y a des néons aux couleurs variées en arrière plan. Ces femmes sont en train de fumer, elles ont l’air triste et donnent l’impression de s’ennuyer ferme. A certains moments, leur visage s’éclaire d’un beau sourire, elles tournent la tête à 180 degrés avant de reprendre quelques secondes plus tard la visage fermé qu’elles avaient au début. Voici comment suggérer, sans prononcer un mot, sans montrer rien d’autres que le visage de ces femmes le sujet du film : la prostitution. La manège observé est celui de ces petites putains qui font le trottoir et dont le visage triste, reflet de leur misère, ne s’éclaire que lors du passage d’un client potentiel lorsqu’il s’agit de le racoller. Rien n’est dit dans cette scène, on ne voit même pas les hommes qui passent, on ne voit que le visage de ces femmes et, avant même la fin du générique, on a tout compris. Une scène d’ouverture absolument magnifique comme d’ailleurs toute la filmographie. Des angles de vue recherchés – beaucoup de contre plongée par exemple – une lumière de la nuit éclairée de néons qui rappelle celle dont Wong Kar Wai fera sa marque de fabrique trente ans plus tard. Nakamura est un grand cinéaste qui sait filmer tout en les caressant ses personnages et restituer la douceur intérieur de son héroïne pourtant plongée dans un monde sans pitié.

Et pour finir sur la filmographie, ajoutons pour faire bonne mesure une musique extraordinaire, extrêmement variée, tantôt stridente, contemporaine, qui rappelle un peu Bernard Herrmann, dans les scènes de tapin dans la nuit, et tantôt plus jazzy lors des scènes plus tendres. Le réalisateur et son compositeur Masanobu Higure ont fait des prodiges, la bande-son colle vraiment à la scène qu’elle illustre, fait corps avec elle et parvient ainsi à la rendre encore plus touchante.

L’actrice qui joue Yoshie s’appelle Miyuki Kuwano. Ce n’est pas une inconnue puisqu’elle a déjà eu des rôles secondaires chez Ozu ou dans le Barbe rouge de Kurosawa. Elle est, dans de rôle là, belle comme un coeur mais ce n’est pas le propos : non seulement elle peut jouer tous les registres, de la fillette joyeuse et aguicheuse du début, à la jeune-fille battue qu’on oblige à se prostituer au milieu en passant par la « vieille » (26 ans !) petite pute désabusée qui ne sait que trop bien qu’elle n’a aucun avenir et se prépare à une vie de honte et de misère à la fin, mais en plus Kuwano sait rendre crédible et émouvant un personnage au destin tragique qui pourtant se voir offrir des échappatoires. C’est le lot des très grands films et des très grands livres (au hasard le film Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kolleck ou le livre Chez les heureux du monde d’Edith Wharton) où on a un personnage à la destinée funeste mais qui ne peut s’en prendre qu’à lui-même car il a eu à certains moyens de sa vie la possibilité d’échapper à son sort. Dans les mauvais films, je me serais dit « bien fait pour lui, je n’en ai rien à faire » mais dans les bons films comme celui-là, on perçoit les liens invisibles qui retiennent prisonniers ces personnages et la condamnent in fine à être malheureux. C’est très beau et c’est sans conteste la talent conjugué de Nakamura et de Kuwano qui donnent corps à un personnage de cette trempe : la petite Yoshie.

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J’ai vu des correspondances dans ce film avec d’autres grandes oeuvres : le choix de Yoshie de rester avec son maquereau car elle se trouve être son seul soutien et que sans lui il coulerait complètement, rappelle Edith Wharton – encore ! – dans Ethan Frome lorsque celui-ci choisit de se sacrifier pour rester auprès de sa femme malade, la décision à la fin, à prendre sur un coup de tête, de partir et changer de vie pour le meilleur m’a rappelé une scène similaire du film Notre petite soeur d’Hirokazu Kore-Eda. Wharton, Kore-Eda, quelles références ! Le film joue dans la même cour que ces chefs d’oeuvre, grâce à la caméra virtuose de Nakamura aux yeux tristes de la pauvre Miyuki Kuwano.

Formidable cinéma japonais. Plus souvent qu’à mon tour, je suis allé voir de ces films sans vraiment savoir ce qu’ils racontaient, simplement parce que ce cinéma m’a beaucoup plus souvent surpris – en bien – que déçu. Là encore cela a marché ! Après Being good – déjà décrit sur ce blog -, voici donc The shape of night, un autre film à ranger précieusement sur l’étagère des films inconnus que j’ai eu la chance insigne de voir par hasard au cinéma et qui m’aura marqué durablement au point d’en faire un long post emphatique essayant de lui rendre l’hommage qu’il mérite.

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